Notre entretien
avec Thomas Mainguy
Pourquoi avoir choisi le terme nécrologie ? Que dit-il de votre approche des œuvres et des auteurs dans ce livre ?
Le projet à l’origine de ce livre consistait à discuter d’écrivains morts et admirés. Je souhaitais le faire dans des textes synthétiques, où le lecteur, en un bref coup d’œil, si l’on veut, embrasserait la vie et l’œuvre du disparu. L’idée m’est donc venue d’appeler ces courts essais des nécrologies, puisque chacun retrace (et imagine aussi un peu) le parcours intellectuel d’un auteur en circulant dans ses œuvres pour tenter, au passage, d’approcher la mort, de l’apprivoiser. Je souhaitais éviter, par ailleurs, que mes nécrologies versent dans de stricts éloges, ce qui aurait gommé, je pense, la complexité des œuvres, l’intrication des forces en elles. Bref, il fallait m’assurer que l’admiration ne conduise pas à une idéalisation qui m’aurait fait perdre de vue la véritable mesure de ces écrivains, celle que je voulais avant tout parvenir à donner.
À vous lire, on a l’impression que la littérature permet d’éclairer le chemin d’une vie, de guider nos pas dans le réel, à l’instar de la spiritualité. L’affirmation est-elle juste ?
Oui, sans vouloir sacraliser la littérature, je crois qu’une part importante de l’expérience qu’elle propose concerne la quête de sens que chacun mène ici-bas. Elle n’offre pas, cela dit, de certitudes, pas de repères absolus. Elle fait mieux, c’est-à-dire qu’elle nourrit l’esprit qui cherche en l’aidant à cultiver l’étonnement devant chaque réalité qui se présente à lui. Je la vois comme une invitation à sonder la profondeur des ouvertures qu’on décèle un peu partout en soi-même et dans le monde. Donc oui, la littérature guide nos pas dans le réel, mais ce faisant, elle nous force à entrer dans de prodigieux égarements, qui seuls, me semble-t-il, font sentir à la fois la clarté et l’ambiguïté de ce réel, j’ai envie de dire son « exactitude hallucinée », pour reprendre une expression de Jules Supervielle. J’essaie de cerner ma pensée comme il faut ici, or j’ai un peu de mal à le faire et je tâtonne. Henri Michaux, dans Poteaux d’angle, parle d’une « couleuvre qui s’enroule autour d’une souris ». Il justifie ce comportement à partir des nécessitées biologiques de l’animal et suggère, aussitôt après, que « la réponse que se donne à elle-même la couleuvre est plus belle, plus cérémonielle, plus sacrée peut-être, et assurément plus « couleuvre ». » La littérature telle que je l’aime et la comprends se risque à nous faire entrer, en quelque sorte, dans la tête de la couleuvre, dans la tête du réel pour saisir son intelligence propre, sa plus secrète réalité.
L’idée m’est donc venue d’appeler ces courts essais des nécrologies, puisque chacun retrace (et imagine aussi un peu) le parcours intellectuel d’un auteur en circulant dans ses œuvres pour tenter, au passage, d’approcher la mort, de l’apprivoiser.
Extrait de l’entretien
Après deux recueils de poèmes et un essai universitaire, vous publiez pour la première fois un essai littéraire, genre auquel vous accordez beaucoup d’importance. Qu’est-ce que permet l’essai littéraire ? Ou plutôt comment abordez-vous votre pratique de l’essai littéraire ?
Pour moi, l’essai littéraire est une pratique rigoureuse, où la rigueur tient cependant moins au respect de normes savantes, qu’à la volonté de hisser ma pensée à son plus haut degré de justesse et de personnalité, ce qui implique de faire une large part à la poésie, je veux dire à ce réflexe de laisser les mots en quelque sorte me devancer. Dans le contexte des Crépuscules admirables, ce travail a pris la forme d’un exercice de liberté et de simplicité. J’allais vers les œuvres sans trop de bagages, sans trop savoir non plus l’itinéraire que j’emprunterais. Je laissais ma pensée, après le choc avec l’œuvre, se reconstruire afin d’éclairer la relation particulière qui en avait résulté. Cela m’a permis de poursuivre et d’intensifier mes lectures sur le chemin de la création.
Vos essais semblent découler d’une révélation, d’une rencontre marquante avec une œuvre que la mort de l’écrivain a close. Avez-vous récemment fait une telle rencontre avec une œuvre qui ne fait pas partie de Crépuscules admirables ?
Dans ma nécrologie consacrée à Marie Uguay, je cite brièvement l’écrivaine américaine Joan Didion, qui est décédée en 2021. J’ai exploré son œuvre au cours des deux dernières années, mais je ne peux pas dire que je la connais encore en profondeur, ayant surtout lu ses essais sur le deuil et ses reportages littéraires traduits en français. La part romanesque de son œuvre m’est donc encore inconnue. Quoi qu’il en soit, la lucidité de Didion, la tournure rebelle et butineuse de sa pensée — qui sait à travers la densité anecdotique de la vie déboucher sur de grandes clairières de sens — me tiennent dans l’admiration.
Livre publié dans la collection « Liberté grande ».