Extrait
La structure profonde de la société humaine
Pour définir les traits qui sont à la fois communs à toutes les sociétés humaines et exclusivement humains, il faut nécessairement comparer les sociétés entre elles, ce qui est du ressort de l’anthropologie socioculturelle. Toutefois, comme nous l’avons vu, l’exercice comporte des difficultés empiriques et théoriques importantes. Un changement de perspective s’avère ici salutaire. En sortant de l’univers relativement restreint des sociétés humaines pour les regarder de l’extérieur et les mettre en relation avec les autres sociétés primates, on fait ressortir beaucoup plus clairement les traits qui les caractérisent. Prenons le mariage, par exemple.
Le répertoire ethnographique des formes d’unions maritales est typique de l’étendue de la diversité culturelle humaine en général. En plus de comporter divers types d’unions – monogames, polygynes, polyandres –, le mariage prend de nombreuses formes singulières, comme celles-ci: un homme prend femme au nom d’un frère mort pour lequel il agit comme un substitut – c’est le mariage fantôme (Evans-Pritchard, 1951); une femme stérile en épouse une autre et a un enfant avec elle grâce à un géniteur mâle, la femme stérile étant considérée comme un homme et appelée père par l’enfant (Herskovits, 1938); un jeune homme amorce une relation économique de longue haleine avec une femme (sa future belle-mère) qu’il devra approvisionner en gibier, en échange de quoi il pourra se marier avec ses filles à naître (Evans-Pritchard, 1951; Goodale, 1962). La variabilité culturelle associée au mariage est encore accentuée par le caractère multidimensionnel de l’institution, dont les aspects reproducteur, parental, coopératif, économique, religieux, juridique et politique se combinent en une multitude de configurations.
Il n’est donc pas surprenant que les anthropologues socioculturels ne se soient jamais entendus sur une définition universelle du mariage ni même sur son caractère d’universalité, et qu’ils le considèrent comme une création culturelle dénuée de tout fondement biologique. Pourtant, dans une perspective évolutionnaire comparative, le mariage – plus précisément, le lien reproducteur stable qui en constitue la forme ancestrale – est au cœur même de la définition de la structure profonde de la société humaine. La variabilité culturelle du mariage a donc caché aux anthropologues son caractère unitaire fondamental, et surtout ses origines évolutionnaires lointaines. Comme le montre cet exemple, la mise en perspective de la société humaine par rapport aux autres espèces de primates permet de repérer, parmi la multitude de traits sociaux humains et la pluralité de leurs expressions culturelles, les caractéristiques qui sont pertinentes pour définir le système social humain. Nous reviendrons en détail sur le sujet dans le prochain chapitre. De ce point de vue, il est particulièrement significatif que le seul anthropologue à avoir proposé quelque chose qui ressemble à un modèle de la structure profonde de la société humaine ait fondé son analyse sur les mêmes facteurs que ceux que les primatologues reconnaissent comme fondamentaux dans leurs analyses comparatives des sociétés primates – les liens de reproduction et de parenté –, montrant ainsi que ces facteurs sont primordiaux pour comprendre l’essence de toute société.
Et il est tout aussi significatif que cet anthropologue ait privilégié ces facteurs tout en rejetant explicitement le cadre de la théorie de l’évolution, qui pourtant en fournit l’explication la plus fondamentale. Dans son opus magnum, Les Structures élémentaires de la parenté, publié en 1949, Claude Lévi-Strauss propose une théorie de l’alliance (au sens de mariage) dans laquelle l’exogamie réciproque est une caractéristique structurelle universelle de la société humaine, caractéristique qui incarne l’organisation sociale primitive et qui aurait marqué la «transition de la nature vers la culture», ce qui est une autre façon de dire qu’elle aurait coïncidé avec la naissance de la société humaine.
Livre publié dans la collection « Boréal compact ».
Traduit de l’anglais (Canada) par Hervé Juste.