Elizabeth LemayDaddy Issues

Le rôle de la maîtresse, revu et augmenté.

Notre entretien
avec Elizabeth Lemay

 

Ce qui ancre la narratrice dans le monde, ce sont les livres. Comment cette avidité de lecture s’articule-t-elle avec l’intensité émotive de son histoire d’amour ?

Prise au piège d’une passion précaire avec un homme absent du double de son âge et marié à une autre, la narratrice de Daddy Issues essaie de faire aboutir leur amour prohibé en une chose tangible et vraie. C’est en quête d’échos de leur propre histoire que la narratrice dévore avidement des milliers de livres au bord de la piscine Baldwin dans l’attente de son roi. À travers mille romans d’Ernaux, Aquin, Sagan, Duras, Houellebecq et Sartre, elle tente d’extirper son roi du cercle asservissant des rendez-vous clandestins et sans futur auxquels il la soumet. Un livre à la main, elle attend sagement dans sa chambre une révolution. En s’appuyant sur ses lectures, la narratrice, maîtresse et poète, veut justifier sa quête vaine aux autres, mais surtout à elle-même. Semblable à ce peuple auquel elle appartient et auquel elle ne cesse de se comparer, son personnage veut exister. Lacérée à chaque départ de celui qu’elle s’est donné comme roi, elle s’accroche sans y croire. Et la littérature est, pour la narratrice, l’arme des faux pays et des maîtresses en quête de fins plus heureuses. C’est aussi son double échec qui s’articule autour de ces lectures, celui de l’impossibilité d’écrire le grand roman de la littérature et celui de vivre une histoire d’amour réelle.

La figure de la maîtresse, de « l’autre femme », a été traitée d’innombrables fois en littérature. Qu’est-ce qui vous a donné le courage de vous y attaquer à votre tour ?

Si le personnage de la jeune maîtresse au bras d’un amour clandestin parcourt la littérature, l’autre femme ne demeure qu’effleurée. Elle me semble toujours exister à moitié, sous une forme superficielle et vide. C’est un personnage qui m’apparaît déshumanisé et dénué de toute complexité. Elle est tour à tour la méchante femme fatale et la petite sotte dont on peut facilement se moquer. J’ai à mon escient voulu récupérer le cliché de l’amant de l’ombre et de sa jeune maîtresse pour redonner à cette dernière une dose d’humanité. Car cette idée de la jeune femme diabolique séduisant les maris des autres suscite la hargne ou le dédain, et rien n’a changé depuis Monica Lewinsky. J’ai souhaité donner la parole aux maîtresses puisque même si on les a souvent croisées dans la culture populaire, il me semble qu’on les a rarement entendues.


 

Un livre à la main, elle attend sagement dans sa chambre, une révolution. En s’appuyant sur ses lectures, la narratrice, maîtresse et poète, veut justifier sa quête vaine aux autres, mais surtout à elle-même.

Extrait de l’entretien


 

L’héroïne du roman se trouve constamment dans une situation d’attente par rapport à son amant, à son « roi ». Pourtant, on la sent très consciente de son pouvoir de femme. Comment réconcilier ces deux réalités ?

L’héroïne de Daddy Issues se conforme délibérément au rôle de vilaine en jouant la brunette diabolique, parce qu’elle estime cette situation préférable à l’autre option, celle de la maîtresse de maison. On la sent très lucide dans son rôle de maîtresse d’un vieil amant, mais aussi sûre de ce qu’on attend d’elle, comme femme. La narratrice préfère rejeter le cadre traditionnel et ses archétypes. Celle qui se complaît dans un personnage de femme fatale conçoit pourtant que ce pouvoir de femme n’est que le terrain qu’on lui a attribué. L’héroïne est seulement l’égale de son roi pendant l’acte puisqu’elle n’existe que comme objet de désir.

 

Vous comparez la situation d’une maîtresse avec celle du Québec, qui a deux fois renoncé à se donner son indépendance. Qu’est-ce qui fonde ce parallèle entre l’intime et le politique ?

À l’instar de Prochain épisode d’Hubert Aquin, qui m’a inspiré ce roman, j’ai voulu entrelacer le destin intime et collectif, et que l’on ressente ce double échec dans la structure du roman. Au-delà de la quête révolutionnaire, le héros d’Hubert Aquin est aussi en processus d’écriture et demeure incapable de mener à terme cette entreprise. Je souhaitais transposer nos échecs collectifs dans une histoire d’amour impossible et, ainsi, livrer un roman qui lui-même est circulaire et inachevé. Je m’intéressais beaucoup à cette idée d’une malédiction canadienne-française dont parlait Michel van Schendel, qui, pour reprendre ses mots, condamne nos romans. La malédiction, chez la narratrice, est double, puisqu’elle se sent démunie et fragile en raison de sa situation paternelle, mais c’est le destin de son peuple qui semble agir comme une sorte de fatalité dans son destin amoureux. Cette impossibilité d’exister comme peuple et comme amante se transpose dans ce roman fragmentaire. Les fils de l’intrigue s’entrelacent sans jamais cheminer, pris dans une suite d’échecs, de retours en arrière et dans l’attente perpétuelle d’une révolution.