Pierre LavoieMille après mille

« Si je cherche dans les faubourgs et les villes
C’est dans l’espoir d’accomplir mon destin »
Gerry Joly

Notre entretien
avec Pierre Lavoie

Vous fondez votre étude des communautés francophones de la Nouvelle-Angleterre sur trois personnalités reliées au monde du spectacle. On se serait plutôt attendu à des figures politiques  et religieuses. Pourquoi avoir fait ce choix ?

Sans prétendre que les artistes populaires comme Travers, Vallée et Grimaldi exercent sur leur public une autorité semblable à celle des figures politiques et religieuses de leur époque, je suis parti de l’hypothèse qu’ils ont tout de même joué un rôle important dans les processus de socialisation et d’identification des francophones du Nord-Est américain ; dans leur façon de se représenter ce que c’était, par exemple, d’être canadien-français ou franco-américain. De plus, je tenais à examiner l’expérience de figures qui avaient elles-mêmes participé aux migrations ouvrières ou qui avaient bien connu les institutions et les populations francophones de la Nouvelle-Angleterre issues de ces migrations.

À l’échelle nord-américaine, la fin des années 1920 annonce en effet deux phénomènes contradictoires : l’immobilisation momentanée du corps des migrants, contraints par le resserrement des politiques frontalières ou simplement découragés par la conjoncture économique ; et une mobilité accrue pour le corps des artistes qui, comme jamais auparavant, peuvent faire circuler leurs voix, leurs expressions faciales et leurs mouvements corporels grâce aux médias émergents et à la modernisation des transports. Le développement accéléré des industries culturelles et la convergence des médias grand public comme le cinéma, la radio, le disque et le magazine permettent alors l’implantation d’une véritable culture de la célébrité.

Il devient ainsi possible pour la majorité d’accéder à des représentations identitaires diversifiées sans que celles-ci soient nécessairement médiées par les autorités traditionnelles, qu’elles soient religieuses, culturelles ou politiques. Les célébrités jouent dans ce contexte un rôle à mon avis sous-estimé : leur renommée et leur visibilité en font des figures exemplaires, des pôles d’identification qui relaient des qualités et des traits découlant de leur personnalité, certes, mais aussi de leur association réelle ou inventée à des collectivités, des groupes, des causes et des événements.

Qu’est-ce qui distingue les Canadiens français des autres diasporas qui composent les États-Unis de l’époque? Et des Canadiens français qui sont restés au pays?

Les migrants du Québec installés en Nouvelle-Angleterre font partie d’un mouvement plus large de mobilité internationale des travailleurs et des travailleuses. J’aurais donc tendance à commencer en disant qu’ils ont beaucoup en commun avec, par exemple, les migrants du sud et de l’est de l’Europe qui arrivent aux États-Unis. Il est en ce sens fort instructif de voir de quelle façon leur expérience de classe, du travail, de l’ethnicité, de la culture ou de la politique se compare à celle de leurs contemporains.

Cela dit, plusieurs éléments les distinguent, d’abord en raison de la proximité de leur lieu de départ et de leur lieu d’arrivée. Les migrants canadiens-français, contrairement aux migrants intercontinentaux, s’installent souvent à quelques heures de transport de leur village ou de leur ville d’origine. C’est particulièrement vrai à partir du moment où les routes se modernisent et que des voies ferrées sont construites. Cette proximité a des effets non seulement sur la fréquence des allers-retours, mais aussi sur la façon dont l’élite socioculturelle du Québec arrive à implanter ses réseaux et ses institutions au sud de la frontière. Au tournant du XXe siècle, une élite locale va toutefois émerger et faire la promotion d’une identification de groupe distincte, celle de « Franco-Américain », qui les autonomise de l’identité canadienne-française et qui les inscrit dans le processus d’« invention de l’ethnicité » en cours aux États-Unis.

Aussi, même si on les qualifie parfois à la fin du XIXe siècle de « Chinois de l’Est » en raison de leur caractère prétendument inassimilable, il reste que les migrants canadiens-français ne sont jamais arrêtés aux frontières en raison de leur nationalité, contrairement aux migrants chinois ou mexicains. Ils sont ainsi des victimes collatérales et temporaires de la hiérarchisation inhérente au capitalisme racial, comme le sont les Italo-Américains ou les Irlando-Américains, mais s’intègrent ultimement à la majorité blanche du pays.


 

Ils sont ainsi des victimes collatérales et temporaires de la hiérarchisation inhérente au capitalisme racial, comme le sont les Italo-Américains ou les Irlando-Américains, mais s’intègrent ultimement à la majorité blanche du pays.

Extrait de l’entretien


 

 

Rudy Vallée est la seule de ces trois figures à avoir accédé à une véritable célébrité – immense, à vrai dire – dans la culture populaire américaine. Pourquoi? En quoi son parcours est-il différent de celui des deux autres?

Cette différence découle entre autres de leurs origines sociales, de la direction de leur mouvement et de leurs ancrages culturels et géographiques respectifs. Rudy Vallée est né et a grandi dans les communautés franco-américaines du Maine, au sein d’une famille bilingue et plutôt aisée, à une époque où les mouvements nativistes et progressistes promeuvent l’assimilation civique et culturelle des migrants et de leurs enfants. Vallée apprend à se fondre dans la majorité. Le plus souvent, il se présente comme un vrai Yankee, comme un New Englander typique. Il ne fait référence à son caractère « français » que de façon superficielle et caricaturale, par exemple pour justifier son côté charmeur. Je dis bien « français » et non « franco-américain » ou « canadien-français » : sauf lors de son passage à Montréal en 1936, Vallée choisit de ne pas s’associer à ces identifications moins prestigieuses aux États-Unis. Vallée arrive ainsi à faire sa marque à New York, puis à Hollywood. Pour lui, Montréal et les villes ouvrières de la Nouvelle-Angleterre sont des marchés périphériques.

Travers et Grimaldi ont pour leur part été eux-mêmes migrants et ouvriers. Ils se professionnalisent comme artistes dans le milieu des variétés théâtrales de Montréal et voient dans les communautés francophones de la Nouvelle-Angleterre une simple extension de leur marché. Ayant elle-même vécu à Springfield, au Massachusetts, Travers connaît bien les réseaux et les institutions qui lui permettront d’avoir du succès au sud de la frontière. Grimaldi, lui aussi fort de sa propre expérience de migrant – il est originaire de la Corse –, saura tout au long de sa carrière s’adapter à son public principalement migrant et ouvrier. S’ils ne s’approchent jamais d’un succès sur Broadway ou à Hollywood, Travers et Grimaldi bénéficient tout de même de la culture de la célébrité, en inversant toutefois les pôles : ils se présentent à leur public francophone de la Nouvelle-Angleterre en tant que vedettes de la radio et des disques de Montréal.