Farley MowatMort à la baleine

Le combat d’un homme pour sauver un colosse marin
de la bêtise humaine.

Extrait

L’obscurité était à présent tombée, la maison a tremblé et frémi dans une bourrasque de neige. Les démons du doute se sont mis à me tenailler. Peut-être que j’étais bel et bien un peu fêlé – ou, en tout cas, que je me faisais des idées – si je pensais que je pouvais sauver la baleine. Peut-être que la bataille était perdue d’avance. Peut-être que je n’avais pas d’affaire à me mêler d’une tragédie qui relevait essentiellement de la nature… Mais j’ai alors revu la bête, au moment où nous l’avions observée qui se glissait dans la béance verte s’ouvrant sous le bateau de Curt Bungay. La vision a tout de suite mis les démons en déroute. Ce colosse égaré était un des derniers représentants d’une race en voie de disparition, je savais qu’il fallait sauver la baleine ne serait-ce que parce que ce contact, même s’il ne devait durer que quelques brèves semaines, était susceptible de réduire l’énorme écart psychique entre nos deux espèces.

Un tel contact était susceptible de modifier, du moins à un certain degré, la lointaine, la formidable image que les baleines ont de tout temps projetée à l’esprit des humains. Et si, maintenant que se présentait une occasion de contact rapproché, cette image pouvait être suffisamment transformée pour inciter les hommes, pour forcer les hommes, à voir ces êtres secrets et mystérieux avec la compassion qu’on leur avait toujours refusée, voilà qui aiderait peut-être à mettre fin au massacre implacable de l’espèce. Cette pensée, combinée au rejet de ceux dont j’avais jusqu’alors sollicité l’aide, m’a petit à petit plongé dans une colère combative. J’ai décidé que si ceux qui auraient dû manifester quelque intérêt envers la baleine s’y refusaient, alors je les y obligerais. Et par Dieu, je croyais savoir exactement comment m’y prendre. «Claire, ai-je dit à ma femme. Je vais informer la presse de cette histoire. De toute l’histoire. Je vais dire aux journalistes qu’on a tiré sur la baleine. Il y a un paquet de gens qui vont réagir à ça. Ils feront sans doute assez de tapage et de grabuge pour obliger quelqu’un à intervenir. Ça plaira pas à Burgeo. Ça pourrait devenir foutrement désagréable dans les parages. Qu’est-ce que t’en dis?» Claire était éperdument amoureuse de Burgeo. C’est là qu’elle avait pour la première fois élu domicile une fois mariée. Elle avait conscience que notre adoption par les gens de l’endroit était fragile et savait voir d’un œil pénétrant les implications potentielles de cette décision.


 

Ce colosse égaré était un des derniers représentants d’une race en voie de disparition, je savais qu’il fallait sauver la baleine ne serait-ce que parce que ce contact, même s’il ne devait durer que quelques brèves semaines, était susceptible de réduire l’énorme écart psychique entre nos deux espèces.

Extrait du livre


 

Sa voix, quand elle a répondu, m’a paru extrêmement ténue dans la cacophonie de la tempête. «S’il le faut… oh, Farley, je ne veux pas que cette baleine meure, moi non plus… mais tu vas causer du tort à Burgeo. Tous ces gens que tu aimes bien, ils ne comprendront pas… mais je suppose… je suppose que c’est ce que tu dois faire.» Le téléphone a sonné et j’ai répondu. Ç’a été un soulagement. L’opératrice d’Hermitage, que le grésillement rendait à peine audible, m’a lentement fait la lecture d’un télégramme. Le télégramme avait été envoyé par David Sergeant, un biologiste à l’emploi du service fédéral des pêches. Sergeant était un marginal doté d’un esprit véritablement ouvert et d’une inlassable curiosité. Il s’était donné pour tâche de pousser ses collègues scientifiques à faire quelque chose. «plusieurs éminents biologistes contactés en Nouvelle-Angleterre très enthousiasmés par votre baleine suggèrent que vous commenciez immédiatement observations systématiques en attendant arrivée le plus tôt possible stop réseau téléphonique burgeo hors service réessaierai demain bonne chance.»

Ce n’était pas là une très grosse lueur d’espoir, mais en ce sombre samedi, ça a suffi à me convaincre que l’aide allait venir. Les prévisions météorologiques que nous avons entendues à la radio nous ont encore davantage rassérénés, Claire et moi, alors que nous nous apprêtions à nous mettre au lit. On promettait la fin de la tempête et le retour du beau temps dimanche. Si j’avais pu deviner ce que ce dimanche allait apporter, je pense que j’aurais prié pour un ouragan.


Livre publié dans la collection « L’Œil américain ».
Traduit de l’anglais (Canada) par Christophe Bernard.
Préface de Louis Hamelin.