Notre entretien
avec François-Olivier Dorais
Vous venez de faire paraître l’ouvrage L’École historique de Québec, une histoire intellectuelle. Pourriez-vous nous résumer ses grandes lignes ?
Le livre propose une histoire de l’école de Québec, qui est couramment associée aux œuvres des historiens Marcel Trudel, Fernand Ouellet et Jean Hamelin ainsi qu’aux célèbres querelles qu’ils ont nourries avec l’école de Montréal (Maurice Séguin, Guy Frégault et Michel Brunet). Il m’avait toujours semblé que l’omniprésence de l’école de Québec dans notre mémoire savante trouvait son plus grand paradoxe dans le déficit d’érudition qui persistait à son endroit, comme s’il s’agissait finalement d’une sorte d’étiquette ou de label que l’on usait par commodité, sans vraiment chercher à comprendre ce qu’il y avait derrière. Cela a eu pour conséquence de donner une sorte de finalité prédéterminée au groupe, comme si, à Montréal, on avait les nationalistes courageux, alors qu’à Québec, on avait les méchants fédéralistes, les historiens « vendus ». Bien qu’il ne soit pas entièrement faux, ce partage très binaire m’a toujours semblé réducteur, d’autant que les historiens lavallois ont apporté des contributions majeures à la science historique québécoise. Ainsi, j’ai cherché dans cette étude, menée à la croisée de l’histoire intellectuelle et de l’historiographie, à mieux comprendre ce que le label « école de Québec » avait pu masquer sous prétexte d’expliquer. J’ai aussi voulu jauger plus finement la contribution de ses trois historiens à la vie savante et intellectuelle du Québec.
On a tendance à définir l’école historique de Québec, en opposition à celle de Montréal, selon ses positions sur la question nationale. Mais qu’est-ce qui définit une école historique? Ses méthodes ou ses conclusions ?
Si j’ai assumé l’étiquette « école de Québec » dans ce livre, j’ai aussi un peu cherché à m’en émanciper. Les classifications par école ou chapelle reposent souvent sur une définition faible ou intuitive. Elles ont aussi généralement une fonction disqualifiante, qui induit une sorte de myopie analytique. J’ai donc surtout cherché à faire l’histoire du département d’histoire de l’Université Laval en examinant sa tradition institutionnelle, ses acteurs, ses influences, les projets scientifiques et les approches méthodologiques qui s’y sont succédé. Pour cela, j’ai mené un travail de fond dans les archives et récolté plusieurs témoignages oraux.
Aussi, le problème est que les historiens de Laval n’ont pas formé, selon moi, une « école » au sens fort du terme, c’est-à-dire avec un cadre institutionnel relativement stable, une personnalité intellectuelle charismatique et un programme théorique puissamment articulé (comme à Montréal, où c’était plus évident). À Québec, on a un groupe plus faiblement intégré, avec des historiens de générations et de sensibilités différentes. Quoi de commun, en effet, entre la vulgate positiviste et a-réflexive d’un Trudel et l’œuvre interprétative et polémique d’un Ouellet, logeant à l’enseigne des Annales françaises ? Entre l’anticléricalisme et l’antinationalisme viscéral de ce dernier et l’inclination plus nationaliste et catholique d’un Hamelin ? Et où situer les filiations avec les Thomas Chapais et Arthur Maheux, dont l’influence fut assez négligeable sur leurs travaux ? À ceci s’ajoute également la difficulté d’attribuer à ces trois historiens une figure tutélaire ainsi qu’une génération de disciples « successeurs », à travers laquelle se serait transmise une doctrine intellectuelle en vue de l’action.
Et pourtant, il y a bien un « air de famille » entre ces trois historiens, que l’on retrouve dans leur rapport critique au nationalisme méthodologique, leur penchant pour l’analyse des structures sociales et économiques du passé, leur ouverture à l’historiographie canadienne-anglaise et française ou encore leur évaluation critique – à des degrés variables – de la disposition culturelle des Canadiens français. Pour cerner avec le plus de nuance possible leur identité, j’ai eu recours au concept d’« école d’activité », emprunté à Samuel Gilmore, qui consiste à situer la dynamique convergente moins dans le partage d’une doctrine que sur le plan de l’ethos professionnel, des processus de travail et de la conception du métier d’historien. Cette entrée conceptuelle m’a permis, je pense, d’avoir une appréciation plus juste, souple et nuancée de l’« école » lavalloise, en laissant délibérément ouverte son identité intellectuelle et en suspendant son attribution à un genre prédéterminé.
Ainsi, j’ai cherché dans cette étude, menée à la croisée de l’histoire intellectuelle et de l’historiographie, à mieux comprendre ce que le label “école de Québec” avait pu masquer sous prétexte d’expliquer.
Extrait de l’entretien
Faut-il voir une ironie du sort dans le fait que deux des trois figures de proue de cette école ont terminé leur carrière d’enseignement dans des universités au Canada anglais?
En effet, Marcel Trudel et Fernand Ouellet ont quitté le milieu universitaire québécois au milieu des années 1960 pour l’Ontario, où ils ont mené le reste de leur carrière (à l’Université d’Ottawa pour Trudel, et aux universités de Carleton, d’Ottawa et de Toronto pour Ouellet). Les deux ont prétexté des différends avec les autorités universitaires lavalloises pour justifier cet exil, qu’il faudrait aussi sans doute relativiser dans la mesure où la capitale fédérale est non seulement à la frontière du Québec, mais aussi le lieu d’accueil du French power dans les années 1960, mené par les Trois colombes. Cela dit, le départ de Trudel et d’Ouellet du Québec est tout de même révélateur de quelque chose. On pourrait presque y voir le symbole du destin de l’école de Québec dans le champ intellectuel du Québec des années 1960. C’est-à-dire que, un peu comme pour Thomas Chapais, dont le loyalisme s’est difficilement accordé à l’évolution de la culture intellectuelle du Canada français, l’horizon d’attente nationaliste et émancipateur de la Révolution tranquille a ménagé un accueil peu favorable aux perspectives plus autocritiques et antinationalistes de l’école de Québec. En ce sens, les départs de Trudel et d’Ouellet revêtent peut-être, au-delà de l’explication accoutumée sur leur laïcisme perturbateur, une signification politique et existentielle plus profonde. Ce qui est certain toutefois, c’est qu’en quittant le sol québécois, ces deux historiens ont aussi un peu quitté sa mémoire disciplinaire, d’où l’intérêt d’y revenir.