Lori Saint-Martin (1959-2022) a occupé une place centrale dans plusieurs domaines du monde littéraire : professeure à l’UQAM, traductrice récompensée de nombreux prix avec son conjoint, Paul Gagné, et autrice de romans, de recueils de nouvelles et d’un récit autobiographique, Pour qui je me prends, qui raconte son histoire d’amour avec la langue française et la nouvelle vie qu’elle s’est créée grâce à celle-ci. Nous vous en présentons ici un extrait.
Extrait de Pour qui je me prends (2020)
On trouve une porte si le besoin de sortir est assez criant. À défaut de porte, on fait sauter le mur.
Quand ai-je pris conscience que je n’étais pas chez moi chez moi? Ni dans ma ville, ni dans ma peau, ni dans ma langue? (Italiques de l’incrédulité: je ne voulais posséder aucune de ces choses.) Assez tôt en tout cas pour que je ne garde aucun souvenir net de l’avant, aucun souvenir de m’être sentie tissée, lovée quelque part. Peut-être mon mépris des enracinés n’était-il qu’une forme tapageuse d’envie.
***
Étrange, au fond, qu’une petite fille ressente déjà la nécessité d’une autre vie. Sache déjà que celle qu’elle a n’est pas la bonne.
***
Sud de l’Ontario, rentrée scolaire de la cinquième année. Mon ailleurs, mon monde rêvé est sur le point d’apparaître. Année neuve, chaussures neuves, cahiers et crayons neufs, même vieil ennui déjà. On nous annonce une nouveauté: Today you’re going to start French !
No way, man ! Rires, huées, les garçons qui dominent la classe ont tranché d’emblée. Who needs French ? French is for frogs ! French is for faggots ! French is for fruits ! Front uni des unilingues, bras croisés, esprit fermé, mépris ouvert.
Je ne dis rien, les filles, dans ces années-là, ne disaient rien, elles se laissaient faire. (Une vingtaine d’années plus tard, le garçon qui avait ri le plus fort, devenu directeur de l’usine fondée par son père, sera accusé de viol par l’une de ses employées, et personne ne sera surpris de l’accusation, ni de l’acquittement.) Toute la journée, tous les jours, j’attends la récréation pour aller dans le petit boisé de la cour d’école avec Sonja. On nous a séparées à cause des mots qu’on se passait sans arrêt et, pendant le cours, au lieu d’écouter la leçon, je regarde le fond de sa tête avec la raie toute droite, ses longs cheveux nattés et le col de sa blouse blanche. (Dans quelques années, elle s’habillera en jeune homme, crinière au vent, et nous serons amoureuses du rock et d’Oscar Wilde, et l’une de l’autre, même si nous ne nous toucherons jamais.)
Mon ailleurs, mon monde rêvé est sur le point d’apparaître.
Extrait
La porte s’ouvre, des trompettes inaudibles sonnent, un chœur céleste entonne des alléluias muets, à toute une vie de distance je vois une petite fille maigre aux grosses lunettes se tourner vers la lumière. Je suis Roméo une seconde avant de lever les yeux sur le balcon, mais je ne le sais pas encore. Ma vraie vie s’apprête à commencer (jusque-là, c’est une fausse vie, je le sentais déjà confusément), mais je ne le sais pas encore. I’ll leave you with Mrs. Murray, dit l’enseignant avant de s’éclipser.
Bonjour, mesdemoiselles, bonjour, messieurs. Je m’appelle Mme Murray, dit-elle avec une révérence comique. Ma fée marraine, avec mon invitation pour le bal. Elle écrit au tableau les mots qu’elle vient de prononcer – je ne les avais jamais entendus, et pourtant, j’ai compris –, sans redouter les boulettes de papier qu’on lance aux suppléants et aux nouveaux. À ma surprise, les murmures se sont tus. Elle soulève son carton et je les vois. Aujourd’hui, à l’autre bout de ma vie, je les vois encore. Six petits personnages gros et ronds, aussi primaires que les couleurs qui les représentent, sourient de toutes leurs dents anormalement blanches. Et puis la maîtresse se met à parler.
Voilà la famille Leduc. Voilà M. Leduc. Voilà Mme Leduc. Et voilà Jacques, Suzette, Henri et Marie-Claire. Et voilà Pitou. Pitou est le chien d’Henri.
Fiat lux, aurais-je pu traduire. Et ma lumière fut.
Déjà, les cancres se sont remis à ricaner, à s’ennuyer. Voilàpitou (j’entends son nom ainsi), bien que mignon, n’intéresse personne. Henri et ses sœurs et frère défavorisés, les sans-chien, encore moins.
En moi, un monde s’ouvrait.
Clic, clic, au lieu de chiffres, des mots s’alignaient, ouvraient le cadenas à combinaison qui fermait la porte de mon avenir. Clic, clic, le monde tournait soudain sur un axe nouveau, les plaques tectoniques se déplaçaient, les planètes s’arrêtaient dans leur course pour regarder une petite fille comprendre, à dix ans, le sens de sa vie. Je ne savais pas que Pitou était le nom de chien le plus banal qui soit. Pour moi, il était le premier chien français, le premier chien de ma nouvelle vie. Il y avait d’autres sons, d’autres sens. Je pourrais dire autre chose, être autre, ailleurs. Le vrai monde était un verger clôturé et on m’avait donné une catapulte. Le vrai monde était une étoile éloignée et on m’avait donné une fusée.
***
Le français. Ma première lumière, mon premier amour.
Jamais le français ne m’a semblé une langue étrangère: il était vrai, profond, j’y étais chez moi, j’y étais moi.
Il était près de moi, il était la porte vers un ailleurs.
Pour qui je me prends, Boréal, 2020; coll. « Boréal compact », 2022.