Extrait
J’ai une amie qui parle souvent de la mort. Pas de la sienne. Plutôt de la mort en général. Tous les deux nous consultons les pages nécrologiques de La Presse+ sur notre iPad. Il peut même arriver que Myriam me téléphone pour attirer mon attention sur une photo qui lui paraît d’intérêt. La plupart du temps parce qu’elle lui semble ridicule. Il peut aussi arriver que le nom ou le prénom du défunt soit presque une provocation. Nous avons des goûts à peu près identiques. Si elle trouve que le défunt a l’air prétentieux, elle peut même souhaiter qu’il ait eu une lente agonie. Je lui dis alors qu’elle est méchante, histoire d’attiser sa vilenie. Ce jeu nous stimule. Nous approchons les quatre-vingts ans. Nous savons tous les deux que le néant nous guette et nous avons décidé de ne pas gâcher nos dernières années sur terre en pratiquant une inutile commisération.
Tout à l’heure, Myriam était en joie. Sur la tablette, on reproduisait la photo d’un attaché politique qui lui avait fait la cour il y a une trentaine d’années. Une photo qui devait avoir été prise à cette époque. Le zigue ne me paraissait pas autrement ridicule. Myriam s’est étonnée que je ne note pas son air satisfait. Un rictus fort léger à vrai dire, mais qu’on ne pouvait oublier une fois qu’on l’avait remarqué. Elle aime avoir raison. Je dois bien avouer que lorsqu’elle est féroce, elle a toujours raison. Elle m’a alors raconté dans quelles circonstances elle avait fait la connaissance de ce Philippe au sourire coquin. En prenant soin de me dire que, bien qu’elle se soit toujours montrée flattée quand un homme lui faisait des avances, même s’il insistait, elle avait pouffé de rire lorsqu’il l’avait invitée à prendre un verre dans sa chambre d’hôtel. C’était vers 1990. Myriam se croit obligée de me dire qu’en 1990 elle n’était pas mal du tout, un peu gironde d’accord, mais des seins, des fesses, je voyais le genre. S’envoyer en l’air avec ce péquenot, pas question. Myriam lit alors à haute voix la notice nécrologique. Il y est dit que le décédé laisse dans le deuil sa femme qui était le soleil de sa vie, qu’il aimait les voyages et le sport, qu’il adorait ses enfants. Myriam ne me fait grâce d’aucun détail. Elle s’arrête tout à coup.
Elle se souvient que le Philippe de la photo parlait souvent de la mort. Il en était terrorisé. Comment la sienne s’est-elle passée? Habituellement, quand on évoque la mort, on manque rarement d’évoquer la paix. À les lire, on apprend souvent que le macchabée a quitté la vie en toute sérénité, entouré de l’amour des siens. Dans le cas du pauvre Philippe, je l’appelle ainsi pour attiser l’agacement de Myriam, on se contente de dire qu’il laisse le souvenir d’un homme bon.
J’aurais juré que Myriam allait éclater. Il n’en est rien. Elle me demande plutôt si je pense parfois à sa mort à elle. Est-ce que j’en aurais de la peine? Je lui dis que bien sûr je chialerais. Après tout, elle est ma seule amie. Je serais bien incapable d’en dire davantage. S’il fallait que Myriam parte avant moi, m’occuperais-je du choix de la photo ou laisserais-je ce soin à son frère? Chose certaine, sa mort ne me ferait pas rire.