Extrait
Mohamed Lotfi a publié un texte en réaction à la tuerie de Sainte-Foy. Il s’intitule «Allez dire à Monsieur Gagnon que je ne suis pas chez moi…!». Je connais Mohamed Lotfi, nos chemins se sont croisés récemment. J’entendais parler de lui depuis longtemps et lorsque je l’ai rencontré, j’étais content et impressionné. Mohamed est un artiste, un cinéaste, un comédien, un journaliste, mais c’est surtout un homme de cœur. Il anime depuis plusieurs années Souverains anonymes, une émission de radio à partir de la prison de Bordeaux, une émission qui donne la parole aux prisonniers, aux silencieux emmurés. Dans mon livre à moi, notre monde est meilleur avec Mohamed que sans. «Rentre, tu es chez vous.» Voilà ce qu’a dit M. Gagnon du motel Gagnon de Sainte-Foy à un immigré d’origine arabe, Mohamed Lotfi, au début des années 1980.
Cette phrase simple, que Mohamed n’a jamais oubliée, est l’exemple même de l’espoir. L’ouverture ne s’explique pas, l’accueil ne s’explique pas. Nous ouvrons notre porte ou nous ne l’ouvrons pas. Nous sommes ici devant l’expression naturelle et ô combien magnifique de la dignité humaine. Dans le cœur de M. Gagnon, Mohamed l’étranger, Mohamed le migrant, le survenant, était arrivé à bon port, il était arrivé chez lui, à Québec. La neige est moins froide quand tu te fais dire: «Rentre, tu es chez toi.» L’hiver est moins dur, le monde est plus beau. Frappé au cœur comme nous le sommes tous, frappé dans nos plus beaux espoirs, Mohamed écrit après le drame de Sainte-Foy: «Allez dire à Monsieur Gagnon que je ne suis pas chez moi.» Paul Arcand, du 98.5, a réalisé une entrevue tendre et humaine avec Mohamed et je souhaite que la majorité ait pu l’entendre. J’écoutais à la radio la voix triste et posée de Mohamed, j’écoutais son propos si intelligent, si humain. Au lendemain de la tuerie, son statut traduisait toute la peine, la douleur, la déception, mais aussi la trahison.
Oui, la trahison de l’esprit de M. Gagnon, l’hôtelier de Sainte-Foy, le Québécois qui ouvrait sa porte aux autres. Puisque nous sommes des créateurs de mondes, espérons que nous sommes en train d’en créer un meilleur. Serons-nous meilleurs quand nous serons plus riches? Serons-nous meilleurs quand nous serons plus forts, quand nous aurons imposé notre vision du monde aux autres? Serons-nous meilleurs quand nous serons plus américains qu’américains, plus blancs que blancs, plus de souche que de souche? Serons-nous meilleurs quand nous nous serons emmurés dans nos certitudes? Nous serons meilleurs quand nous serons plus humains et nous serons humains lorsque nous agirons avec humanité. «Tous les humains sont de ma race», chante le poète Vigneault. Nous arrivons à la table des amitiés universelles avec notre sac sur le dos, notre langue, notre mémoire, notre identité, notre histoire. Et dans ce monde à créer, dans ce monde devant nous, nous aurons à partager des terres, des villes, un futur.
Au fil de ce métissage, nous ne nous perdrons pas. Car l’humanité est métisse. Nous sommes occupés à créer le monde de nos petits-enfants; pour cela, il n’est ni recettes, ni certitudes, ni assurances. Il n’y a que de l’espoir. Il n’y a que les matériaux de l’espoir: un peu de cœur et de beauté, de la bonne foi et de la bonne volonté. Espérons qu’il y a sur terre, et je n’en doute point, bien plus de bonnes personnes que de salauds. Cependant, les salauds prennent beaucoup de place et font beaucoup de mal. À ce jour, nous sommes sans solution devant la bêtise et la haine. Que faire, sinon refuser, s’indigner, dénoncer, surveiller? Que faire des salauds, sinon les ignorer? Faire silence autour d’eux. Notre espoir est mis à mal, Mohamed. Mais il ne faut pas désespérer. Un jour l’humanité viendra au monde… même si nous, nous serons morts, mon frère.
Livre publié dans la collection « Papiers collés ».
Préface de Jean-Philippe Pleau.