Rivka Galchen Ta mère est une sorcière

Sorcière un jour, sorcière toujours.

Extrait

 

Mon projet, en cet après-midi de janvier, était d’aider Gertie à filer la laine, et je n’avais nullement l’intention d’y renoncer. Gertie se faisait toujours du souci pour une chose ou une autre, et elle en parlait sans se faire prier, tant et aussi longtemps qu’on éprouvait le besoin d’entendre une voix humaine. En plus, elle semblait n’avoir peur de rien ou presque. Ses propos ressemblaient à un chant d’oiseau, à condition d’avoir l’oreille fine. Quand je l’écoutais, je ne me sentais pas dans l’obligation de quitter Leonberg. En traversant la ville, j’ai évité avec soin le marché central. C’était mon marché tout autant que celui des autres. J’ai vu un jeune garçon occupé à constituer de petits monticules de neige ou de brindilles.

On aurait dit un village. J’ai loué son travail. Le garçon a bondi et détalé. J’ai poursuivi. Topher Frick, le boucher, avait accroché à son étal des saucisses ainsi que de petits bouquets de sauge et de thym séchés. Je sais qu’il a par la suite présenté un témoignage confus à mon sujet, mais c’était avant. Je faisais souvent des courses chez Herr Frick. Il avait un gros visage rond semblable à celui d’un bambin. Il m’arrive de croire qu’il appuyait un peu sur le plateau de la balance. Mais je dois admettre qu’il acceptait toujours de peser de nouveau. En réalité, il me faisait penser à un enfant qui tente sa chance. Je l’ai salué. Peut-être de façon un peu brusque, question de mesurer si nous étions encore en bons termes. Les larmes de Greta m’avaient secouée. «Oh, je ne t’avais pas vue», a dit Frick. Il avait porté la main à son cœur d’un air anxieux. Son jeune fils, aussi beau qu’une jonquille, se tenait à côté de lui. «Tu es apparue très subitement.» Je l’ai salué. «Il fait terriblement froid, non?» a-t-il dit. Je ne trouvais pas. «On jurerait un vent du nord, mais, en réalité, il vient de l’est. C’est très bizarre.» Il me regardait comme si j’étais un spectre. Ou était-ce moi qui me faisais des idées? Je devrais me montrer bienveillante envers lui, me suis-je dit. La voix de Greta résonnait dans ma tête, me rappelant que tous les humains sont à l’image de Dieu. Mais pourquoi pas tous les campagnols? Et toutes les puces? N’avaient-ils pas été créés par Dieu, eux aussi? «Je m’attends à ce que ce soit plus calme, demain.» Il a secoué la tête.

«Je vois des tempêtes qui s’approchent.

— Des tempêtes?

— Je dirais que oui. Des cieux violets derrière toi. Tu es au courant, sûrement.»

J’ai cru sentir son couteau de boucher sur ma gorge.

«Tu penses que c’est moi qui cause les tempêtes?

— Je n’ai pas dit ça, Katharina.

— Tout le monde sait que ta mère était une sorcière…

— C’était ma tante», a-t-il dit.

Son petit garçon me regardait fixement. Je me sentais blêmir et pourrir de l’intérieur.

«Excuse-moi, ai-je dit. Je raconte n’importe quoi.

— Ne nous fais pas de mal», a-t-il répliqué.

J’ai de nouveau présenté mes excuses et failli heurter Hans Beitelspacher, l’instituteur. Il buvait une bière à un étal voisin. Je connais Beitelspacher depuis ses sept ans. Quand il était maçon, je recommandais aux gens de l’engager, même s’il avait été un enfant envieux et faible d’esprit. Comme il était orphelin de mère, je me faisais du souci pour lui. «Je n’ai besoin de rien, Frau Kepler.» Et moi je ne lui proposais rien.

«Vous ne devriez pas surprendre les gens comme vous venez de le faire.

— Je suis pressée», ai-je dit en poursuivant mon chemin. Un trio de filles vendant des chandelles s’est scindé pour me laisser passer. Je commençais à me sentir comme une créature poilue et griffue qui déambulait au milieu des cailles.


Traduit de l’anglais (Canada) par Lori Saint-Martin et Paul Gagné.