Tristan MalavoyL’Œil de Jupiter

La Nouvelle-Orléans et la violence tapie dans l’ombre des déboires personnels et collectifs.

Notre entretien
avec Tristan Malavoy

Votre roman comporte deux trames temporelles qui convergent vers un même lieu : La Nouvelle-Orléans. Au-delà de la fascination générale qu’elle exerce, pourquoi avoir choisi d’ancrer votre roman dans cette ville?

Au départ, j’ai simplement suivi une piste: on m’a raconté il y a quelques années l’histoire, authentique, d’une jeune fille qui était arrivée orpheline à La Nouvelle-Orléans, à la fin du XVIIIe siècle, au terme d’un périple en mer où ses proches avaient trouvé la mort. J’ai été happé par son drame et j’ai décidé, sur-le-champ, d’en faire un personnage de roman. J’ai ensuite imaginé un personnage contemporain, Simon Venne, un Montréalais qui se rend en Louisiane et dont la route va croiser celle de cette jeune fille, devenue dans mon livre Anne Gisé. L’enquête qu’il va mener à son sujet fait en quelque sorte écho à la mienne, dans un roman que j’ai voulu gigogne: d’une certaine manière, il y a un livre dans le livre. La Nouvelle-Orléans, que j’ai découverte durant mes recherches et dont je suis tombé littéralement amoureux, est une ville mille-feuilles où les époques dialoguent de façon éloquente, notamment sur les plans architectural et musical. Elle me semble être le théâtre parfait d’un récit où les siècles se croisent.

La trame contemporaine évoque un homme en crise. Qu’est-ce qui vous touche ou vous interpelle chez Simon Venne?

Ce professeur d’histoire sans histoire est plus complexe qu’il n’y paraît. Une force noire l’habite, qu’il ne maîtrise pas. Simon fuit quelque chose, ça, on le sait dès les premières pages. On apprendra en cours de route de quoi il s’agit, je ne vais rien divulgâcher ici, mais je dirai tout de même que tout ce qui constituait des repères, dans sa vie, a volé en éclats. J’ai placé en lui cette impression, tenace chez moi, que nous demeurons pour beaucoup étrangers à nous-mêmes, et que réorienter une vie qui s’égare est la plus belle mais aussi la plus exigeante des entreprises.


J’ai placé en lui cette impression, tenace chez moi, que nous demeurons pour beaucoup étrangers à nous-mêmes, et que réorienter une vie qui s’égare est la plus belle mais aussi la plus exigeante des entreprises.

Extrait de l’entretien


Les personnages historiques sont importants dans votre roman. Parlez-nous de Marie Laveau et de Benjamin Banneker.

Marie Laveau, la reine vaudoue de La Nouvelle-Orléans, ne pouvait pas ne pas apparaître dans ce roman. Elle convoque les fantômes et les ivresses de cette ville aux mœurs libres, mais aussi son héritage antillais, dont il est beaucoup question dans L’Œil de Jupiter. Cela dit, elle ne fait que passer; Benjamin Banneker a lui un rôle beaucoup plus important dans l’histoire. Cet astronome et ingénieur noir, né dans le Maryland en 1731, authentique génie qui a fait mentir à lui seul un siècle qui s’entêtait à croire les gens de couleur inférieurs aux Blancs, a été pour moi la grande rencontre de cette démarche d’écriture. J’espère contribuer par ce livre à le faire mieux connaître ici.


D’où vient le titre, L’Œil de Jupiter?

J’ai trouvé intéressant de coiffer le roman d’un titre qui semble éloigné de son sujet. Cette planète n’entretient pas de rapport apparent avec les errances d’un prof d’histoire montréalais ou avec le destin d’une orpheline du XVIIIe siècle, pourtant elle est là, passant et repassant comme un leitmotiv. Le fait est que Jupiter, dont on observait déjà la Grande Tache rouge au siècle des Lumières, fascine plusieurs de mes personnages, à commencer par Ruth, dans la trame contemporaine, qui a collaboré à la mission Juno, cette sonde actuellement en orbite autour de la géante gazeuse. L’œil de Jupiter, qui est le nom donné au gigantesque anticyclone à la surface de la planète, symbolise en fait la tempête intérieure, qui est pour moi le thème principal du roman.


Le passé, la mémoire, l’oubli sont des thèmes riches pour un romancier. Maintenant que le roman est écrit, quel regard portez-vous sur ceux-ci?

J’ai placé dans les réflexions de Simon Venne une bonne part de mes propres idées sur ces questions. Il enseigne l’histoire, après tout. Il se trouve que je suis assez préoccupé par le rapport que notre époque entretient avec le passé, qui est plus que jamais filtré au tamis de la bonne conscience. Autrefois, il fallait se méfier de l’histoire telle que la racontait un pouvoir qui en confisquait les codes. Il faut surtout s’inquiéter, de nos jours, de notre difficulté à cultiver la nuance. Mon roman, s’il est en soi une dénonciation de l’oppression infecte qu’ont représentée l’esclavage ou encore la déportation des Acadiens, encourage une lecture attentive de l’histoire et de ses paradoxes. À l’heure où on déboulonne à qui mieux mieux les statues et où on rebaptise les rues au terme de procès populaires pas toujours très documentés, il m’apparaît important de ramener dans la discussion les notions de contexte, de zone grise. Et de dire, par exemple, que Toussaint Louverture lui-même a possédé des esclaves, ou encore que le général Robert Lee, chef des armées des États confédérés, a dit un jour, à la fin de la guerre de Sécession, être heureux que l’esclavage soit aboli. Ce qui n’excuse aucunement les gestes commis, évidemment, mais nous rappelle que l’histoire est complexe, et bourrée de contradictions qui disent notre humanité et ne doivent pas être occultées parce qu’il est plus simple d’enseigner à nos enfants qu’il y a d’un côté les bons et de l’autre les méchants.


 C’est le bourbon, sans doute, qui me rend nostalgique d’un temps que je n’ai pas connu. Ce que je donnerais pour basculer dans une époque moins planifiée, plus arrimée à l’instant.

Extrait du livre