Jean-Philippe WarrenHistoire du taxi à Montréal

La voiture de taxi, un lieu incomparable où s’invitent la ville, le Québec et la planète.

Notre entretien
avec Jean-Philippe Warren

D’où vous vient cet intérêt pour le taxi?

Je me suis beaucoup intéressé par le passé aux mouvements sociaux des années 1960. J’ai notamment publié aux Éditions du Boréal, en 2008, Une douce anarchie. Les années 68 au Québec, un livre qui retrace la contestation étudiante qui accompagne la création de l’UQAM et des cégeps. C’est au détour de mes recherches que j’ai découvert que les chauffeurs représentaient l’un des groupes les plus contestataires de cette période mouvementée. L’émeute du 7 octobre 1969 est restée célèbre : les dommages causés cette journée-là sont évalués à quelques centaines de milliers de dollars, sans compter une douzaine de blessés et la mort d’un homme.

Vous dites que le chauffeur de taxi est la dernière incarnation du cowboy. Que voulez-vous dire par là?

Les chauffeurs de taxi hésitent entre deux images de soi. Pour les uns, ce sont des « héros de la route », des professionnels qui suivent une éthique rigoureuse. Pour les autres, ce sont des « cowboys du bitume ». Ils aiment faire de la vitesse, écumer la ville la nuit, se moquer des codes de conduite (dans les deux sens du mot). Ils ressemblent au portrait que fait d’eux Martin Scorsese dans Taxi Driver (1976). On se souviendra que, dans le film, le personnage principal, joué par Robert De Niro, est justement dépeint comme un cowboy.


À suivre l’actualité, on a l’impression que l’industrie du taxi est perpétuellement en crise. Commet l’expliquer?

Il y a tellement de facteurs au fondement de ces crises qu’en faire le tour en quelques lignes est impossible. Ça m’a pris tout un livre pour dénouer le fil de l’histoire du taxi à Montréal! Disons seulement que l’industrie du taxi est extrêmement complexe. Même les chauffeurs aguerris ont de la difficulté à comprendre les mécanismes (économiques, sociaux, culturels) qui la régulent. De plus, elle est déchirée par des intérêts antagonistes.

Ne saisissant pas les facteurs qui provoquent leur misère, et percevant leur environnement comme un lieu de luttes continuelles (contre les bouchons de circulation, les policiers, les clients, les cônes orange, les hausses du prix de l’essence, etc.), les chauffeurs de taxi tendent à adopter une attitude hautement individualiste. C’est, trop souvent, un sauve-qui-peut généralisé.


Ils aiment faire de la vitesse, écumer la ville la nuit, se moquer des codes de conduite (dans les deux sens du mot).

Extrait de l’entretien


Au-delà de ce qu’elle nous apprend sur le taxi à Montréal, en quoi l’histoire que vous racontez est-elle intéressante ?

L’histoire du taxi, c’est tellement plus que l’histoire du taxi! C’est l’histoire de l’urbanisation du Québec, de la pauvreté des Canadiens français dans l’entre-deux-guerres, des efforts de syndicalisation, de la violence politique, de l’immigration, de la montée de l’État-providence, de la professionnalisation des corps de métier, du néolibéralisme, de la culture de l’automobile… et de tant d’autres choses! Le taxi, c’est une sorte de microcosme de ce que le Québec a vécu depuis plus de cent ans, c’est-à-dire depuis l’apparition du premier taxi dans les rues de Montréal, en 1910.


Quel regard jetez-vous sur l’enjeu du transport public après vos recherches sur le taxi?

Le taxi n’est pas un transport public. C’est un transport en commun. Mais il y a toujours eu ambivalence sur cette question, car on a voulu faire jouer au taxi un rôle d’appoint dans l’offre de service de transport public à Montréal, sans jamais lui reconnaître une véritable place, à part les voies réservées pour les taxis et les autobus. C’est ainsi que les taxis sont restés peu abordables pour le commun des Québécois, tout en perdant beaucoup de leur prestige. Ce n’est pas la limousine du riche (comme à la belle époque des taxis jaunes, dont je parle dans mon livre), et ce n’est pas le « jitney » des pauvres (les « jitneys » étaient des taxis collectifs qui coûtaient seulement cinq cents, soit le même prix qu’un billet de tramway, et qui ont été rapidement interdits à Montréal). Mon livre pourrait-il contribuer à faire reconnaître le taxi comme une partie intégrante du cocktail transport de la métropole? Je ne le sais pas, mais je le souhaite.


 Ils ne cessent de répéter que cette indépendance est pour eux primordiale, presque sacrée. Cette volonté d’être libre nourrit l’image répandue du chauffeur de taxi comme dernier cowboy des villes et demeure encore aujourd’hui un trope central de leur discours […].

Extrait du livre