Abu Bakr al Rabeeah et Winnie YeungCes bombes qui fleurissent la nuit

Les conflits en Irak et en Syrie à hauteur d’adolescent.

Extrait

Cet après-midi-là, en retournant à la boulangerie, j’ai trouvé notre quartier encore plus dévasté que la veille. En marchant au milieu de la rue, puisqu’il n’y avait pas de voitures, j’ai remarqué que l’échoppe du barbier Sayid avait perdu son coin supérieur. C’est là que je me faisais couper les cheveux. Sayid avait-t-il été blessé? La ville se désintégrait sous nos yeux. Sur le trottoir devant la boulangerie se dressait un conteneur jaune tout cabossé rempli de morceaux de béton. « Bakr! Monte sur le trottoir! » a soudain hurlé mon père. Debout devant sa boutique dans sa chemise toute maculée de farine, il agitait frénétiquement un torchon à vaisselle.

À cet instant précis, j’ai entendu un coup de feu, puis le claquement métallique assourdissant des balles qui percutaient le conteneur devant moi. D’un bond, je me suis recroquevillé derrière une voiture garée. Mon père s’est jeté derrière un panneau et a plongé ses yeux dans les miens. Je voyais bien qu’il avait envie de me crier quelque chose, mais il savait que ce n’était pas prudent. J’ai regardé fébrilement mon propre corps, tâté ma poitrine, mes côtes, mes jambes. Puis, j’ai secoué la tête de gauche à droite à l’intention de mon père, car j’avais compris la question qu’il ne pouvait pas me poser. Nous nous sommes immobilisés pour tendre l’oreille. Plus rien. Lentement, mon père s’est relevé en regardant précautionneusement par-dessus le panneau qui le protégeait. J’ai risqué un œil dans la direction d’où provenaient les tirs. À part quelques personnes aussi stupéfaites que nous, dissimulées derrière des boucliers de fortune, la rue était déserte. Papa est arrivé en courant vers moi, son imposante silhouette courbée vers le sol. En quelques pas, il m’a rejoint. Il m’a attrapé par les épaules et m’a examiné sous toutes les coutures.

« Tu n’as pas été touché, Bakr? Tu es sûr?

– Qu’est-ce qui s’est passé, papa? »

Sans répondre, il m’a fait entrer en toute hâte dans la boulangerie et a refermé le rideau de fer derrière moi. Il nous a fallu une semaine pour nous résoudre à raconter l’incident à ma mère. Nous savions que cette nouvelle la bouleverserait, même si je n’avais pas été blessé.

Je suis retourné au conteneur jaune quelques semaines plus tard. Du bout des doigts, j’ai effleuré les impacts de tirs dans ses parois. J’ai même trouvé un morceau de balle incrusté dans le métal. J’aurais très bien pu en recevoir une! Quelle étrange sensation… Qu’est-ce que j’avais fait de mal, après tout? Pourquoi m’avait-on tiré dessus? Je n’étais qu’un enfant. Et si cela avait été Alush qui avait marché vers la boulangerie ce jour-là? À son jeune âge, il se serait simplement recroquevillé au beau milieu de la rue au lieu de se mettre à l’abri. Et si c’était l’un de mes cousins qui avait été là, les écouteurs dans les oreilles, trop absorbé par la musique pour entendre les coups de feu?

J’ai descendu la rue d’un pas lourd, donnant çà et là des coups de pied dans des cailloux et des gravats. Soudain, quelque chose a attiré mon regard : une balle. Pas une simple douille… une grosse balle d’AK-47. Je l’ai ramassée. Elle était froide comme la glace, aussi longue que ma paume et pointue. Je l’ai imaginée déchiquetant ma chair, et un frisson m’a traversé des pieds à la tête. Je me suis rappelé ce que mon père m’avait dit. C’était vrai : les balles, les armes… nous n’avions rien à voir avec ça. En repensant qu’Ali et moi les avions collectionnées l’année précédente, j’ai rougi de honte. D’un coup, je me suis mis à haïr cette chose que j’avais dans la main. C’est à cause d’elle que je ne pouvais pas jouer au soccer dans la rue quand je le voulais. À cause d’elle que je ne pouvais pas aller chez mon ami: trop dangereux. Papa tentait de nous convaincre que nous pouvions vivre comme si de rien n’était, mais c’était faux. Il se trompait.

Nous ne pouvions pas faire semblant que la guerre n’existait pas. Il y avait constamment des règles à respecter, des dangers à éviter. Je haïssais tellement cette balle qu’en cet instant, une bouffée de fureur m’a brouillé la vue.

Je ne pouvais pas supporter le contact de cette horreur contre ma paume. Mais je ne voulais pas non plus la jeter dans la rue. Que se passerait-il si un autre enfant la trouvait belle et la gardait? Ou si quelqu’un d’autre mettait la main dessus? L’armée offrait maintenant cinq livres syriennes pour chaque balle intacte qu’on lui rapportait. Pas question qu’elle retourne à l’armée! Je l’ai enfoncée dans ma poche et suis reparti vers le conteneur. J’ai vérifié que les passants ne faisaient pas attention à moi et j’ai laissé tomber la balle à l’intérieur. En dégringolant jusqu’au fond, elle a produit un cliquetis qui m’a un peu apaisé. Personne n’irait la chercher là. Elle ne pourrait plus faire de mal. Elle finirait à la décharge, avec les couches souillées et les têtes de poisson pourries.


Livre traduit de l’anglais (Canada) par Catherine Ego