Robert LévesqueLe Lecteur impuni

L’art de la chronique littéraire.

Extrait

Issu de chroniques parues dans la revue Liberté, Le Lecteur impuni est le neuvième livre de Robert Lévesque à paraître dans la collection « Papiers collés ».


Pour l’écrivain norvégien Knut Hamsun, la solitude est plus encore qu’un apprivoisement de soi, c’est, avoué abruptement, énigmatiquement, la dernière joie… Il l’écrit ainsi, passé la cinquantaine, en 1912, au dernier tome de sa trilogie du vagabond : « Mais il y a une chose avec laquelle je n’en ai pas fini : me retirer, rester solitaire dans ma chambre, me plaire dans l’obscurité qui m’entoure. C’est tout de même la dernière joie. » Quelques paragraphes plus loin, comme si cette certitude avait besoin d’être confortée, de devenir un mantra, il y revient : « Il y a une autre chose avec laquelle je n’en ai pas fini : me retirer, rester solitaire dans la forêt, et me plaire dans l’obscurité qui m’entoure. C’est la dernière joie. »

Solitaire dans ma chambre… puis solitaire dans la forêt… Pour Hamsun, l’immense écrivain que (shame on me) je n’avais jamais lu mais dont je viens, ébloui, de traverser une grande part de l’œuvre, la chambre et la forêt étaient des lieux privilégiés d’inspiration et de respiration, de retrait, les abris d’une solitude à soi ; dans un poème de son seul recueil, Le Chœur sauvage, il lie entre eux le lieu intime et la vastitude : « Puis je m’en retourne vers la paix de la forêt / À l’heure tardive de minuit. / Je sais l’endroit où embaume un merisier, / Là, je pose la tête dans la bruyère / Et m’endors dans la vaste forêt. »

Solitude en norvégien se dit « ensomhet », on croirait entendre l’expression en sommeil… De la Norvège, où je ne suis jamais allé, je garde, depuis mes années de jeunesse vécues dans les sixties, le souvenir d’un récital donné dans une grange de Saint-Fabien-sur-Mer où Monique Leyrac chantait « Soir d’hiver », le poème de Nelligan mis en musique par Claude Léveillée, la neige a neigé, jardin de givre, étangs gelés, l’ennui que j’ai. La voix fière de Leyrac, à nulle autre pareille, souveraine, lançait : « Je suis la nouvelle Norvège, d’où les blonds ciels s’en sont allés… » Cette nouvelle Norvège m’étonna, me séduisit au gré des écoutes, et, séparatiste comme nous l’étions à l’époque, nous nous mîmes à sublimer la nouvelle Norvège en nous imaginant le nouveau Québec, délice autant que délire de notre patriotisme d’antan où (mon inséparable et moi) l’on se prenait à croire à un pays enfin à nous qui aurait ses Ibsen, ses Munch, ses Grieg, de grandes figures littéraires, picturales et musicales issues d’une éclosion artistique nordique, alors que nous savions bien que le poète de la rue Laval n’avait fait que rimer « Norvège », où il n’était jamais allé, avec « Où vis-je ? Où vais-je ? ».

Mais que n’ai-je lu Knut Hamsun plus tôt dans ma vie ! Je n’aurais pas plus de connaissances sur ce pays scandinave (Hamsun n’ayant rien d’un « auteur national »), mais j’aurais su qu’il y avait dans ce coin du monde un écrivain universel dont le génie inspiré a livré à la littérature une œuvre dense, intense, semblable justement à une forêt, tour à tour obscure et envoûtante, enchanteresse et inquiétante, une œuvre touchante et troublante à la fois, comme toute littérature digne de ce nom l’est depuis Homère et les relayeurs qui meublent ma bibliothèque et nourrissent ma vie, et dont je restreindrai la liste en n’évoquant ici que Montaigne, Diderot, Sade, Baudelaire, Rimbaud, Proust, Tchekhov, Kafka, Céline, Brecht (venu des forêts noires), Gracq, Beckett, Claude Simon, Koltès, Louis-René des Forêts…

M’y mettant jeune, j’aurais lu Hamsun avec autant d’avidité qu’eux tous (ces écrivains à relire), mais je me dis que j’ai devant moi du temps pour fréquenter sous ma lampe l’humanisme inquiet de cet homme dont les romans sont pour une bonne part autobiographiques mais sans complaisance ni suffisance, sans recours à une nécessaire réalité ou une véracité mais d’une franchise à cerner les contradictions avec laquelle il fouille les sentiments emmêlés que l’être humain laisse généralement en repos, en attente sous le coude gauche, qu’il néglige de peur de se blesser, de se casser ; qu’il oublie, passe outre, mais que lui, Knut Pedersen (Hamsun est le nom d’un village du Nordland où sa famille a déménagé en 1862, quand il avait trois ans, et où il a situé ses deux trilogies du vagabond), posé en narrateur, ramasse et regarde, scrute, interroge, parvenant à suggérer au lecteur ce qui peut naviguer entre les reins et les cœurs de ses semblables, ses frères, ces inconséquents, ces inconstants, qu’il choisit de regarder de loin, qu’il ne fuit pas mais qu’il aime pister à distance, avec la grâce de celui qui aime être seul, misanthrope ému, se réfugiant dans les forêts de l’ensomhet quand un trop-plein d’humanité misérable le laisse pantois, déconcerté ou stupéfait, jamais rasséréné, toujours aux abois, dans les bois, seul, avec l’espoir parfaitement individualiste d’une joie dernière…, la sienne.


Livre publié dans la collection « Papiers collés ».