Michèle OuimetLa Promesse

Au milieu du chaos afghan, Soraya et Louise, deux briseuses de chaînes.

Extrait

Le premier roman de la journaliste Michèle Ouimet, salué par le public et la critique. Quand la force des idéaux rencontre la difficulté de venir en aide aux êtres dont le destin nous émeut.


Kaboul

Soraya touche sa cicatrice du bout des doigts, elle sent la boursouflure qui défigure son visage, un renflement violacé qui court le long de sa joue. Elle ne s’y habitue pas. Chaque fois qu’elle se regarde dans le miroir, elle a un choc. Elle préfère son profil gauche où l’on devine à peine la balafre.

Soraya fait le tour de sa chambre une dernière fois. Sur le sol, un tapis usé, dans un coin, un matelas où elle a tant pleuré et sur lequel repose la vieille valise que Farida lui a donnée. Elle y a soigneusement placé ses vêtements, deux serviettes, un savon, du shampoing, sa brosse à dents, une cuillère, une fourchette, une minuscule théière, cadeau de Farida, un dictionnaire anglais-pachtoun et son coran, qui ne la quitte jamais. Ce soir, elle prend l’avion et quitte son pays pour toujours.

Elle repense aux cinq années qu’elle a passées dans ce refuge, sa planche de salut, mais aussi sa prison. Elle se souvient de son arrivée, de la main réconfortante de Farida, qui tenait la sienne pendant qu’elle lui faisait visiter le refuge, de toutes ces femmes qui ne pouvaient s’empêcher de la dévisager, leur regard fixé sur sa cicatrice.

Le soir, elle s’était écroulée sur son lit dans sa chambre microscopique et elle avait pleuré, soulagée, émue, fière de ce qu’elle avait accompli, de l’incroyable chemin qu’elle avait parcouru, mais aussi craintive, tenaillée par la peur, incapable de se sentir libérée. Elle avait souvent l’impression d’entendre le pas lourd et menaçant de son mari. Des mois s’étaient écoulés avant qu’elle réussisse à se débarrasser de la peur qui lui collait à la peau et écrasait sa poitrine. Elle se réveillait la nuit, en sueur, certaine que son mari était là, tout près. Elle était convaincue qu’il la retrouverait, même si le refuge était situé à cinq cents kilomètres de son village et que son emplacement était ultrasecret.

Quelque part entre Kaboul et Montréal

Soraya est seule, perdue dans l’immense aéroport d’Amsterdam. Elle ne comprend rien aux longues files de passagers, rien aux innombrables couloirs qui partent dans toutes les directions, rien aux panneaux et à la voix synthétique qui résonne dans le hall où elle attend depuis trente minutes, l’estomac noué.

Quelqu’un devait l’accueillir, comme à Dubaï, mais il n’y a personne. Elle replace son voile d’un geste nerveux. Elle a rangé sa burqa dans sa valise; Farida lui a dit qu’elle devait voyager à visage découvert. Seul un long foulard couvre ses cheveux et sa poitrine. C’est la première fois qu’elle montre son visage à des inconnus. Elle se sent nue, même si elle porte une tunique à manches longues et un pantalon qui couvre ses chevilles. Nue et terriblement vulnérable. Dans son village, elle aurait été lapidée pour une telle audace.

Lorsqu’un homme la dévisage, elle a l’impression qu’elle va défaillir. Elle a peur d’insulter Allah en se montrant à moitié nue, mais Farida l’a rassurée: « Allah va comprendre. » Elle a quitté Kaboul la veille.

Farida l’a accompagnée à l’aéroport. Les adieux se sont déroulés au milieu des passagers qui se bousculaient au comptoir de la compagnie Safi Airways. Des adieux déchirants qui ont laissé Soraya dans un état proche de la panique. Farida l’a serrée très fort dans ses bras en lui murmurant à l’oreille: « Courage, ma belle Soraya. » Elle l’a réconfortée en lui rappelant encore une fois qu’une femme, une Afghane, l’accueillerait à Dubaï et à Amsterdam pour l’aider à franchir les contrôles. Pendant qu’elle était dans la salle d’attente de l’aéroport de Kaboul, elle a pris son pouls plusieurs fois pour calmer les battements de son cœur. Elle allait quitter l’Afghanistan. Pour toujours. Un, deux, trois, quatre, cinq…

Dans l’avion, elle n’a pas osé essayer les toilettes qui menaient un train d’enfer ni voulu toucher au sandwich, car elle avait peur d’être malade.

À Dubaï, une Afghane s’est approchée d’elle et lui a demandé en pachtoun: « Êtes-vous Soraya ? » Elle a répondu oui avec un immense sentiment de gratitude.

La dame, Parween, l’avait reconnue à sa cicatrice. Elle s’est occupée de sa valise qu’elle a récupérée sur un grand carrousel, puis elle l’a emmenée dans un casse-croûte. Soraya n’arrivait pas à avaler cette nourriture qui goûtait le plastique. Elle avait l’estomac chamboulé par l’anxiété et la nervosité. Parween lui a pris la main. « Je suis passée par là, moi aussi. N’ayez pas peur, tout va bien aller. Allah est grand. »


Livre publié dans la collection « Boréal compact ».