Alexandra KaramEntretien avec la mère de Lhasa de Sela

« Un cadeau rare et généreux. »

Notre entretien
avec Alexandra Karam

Quelle a été votre réaction lorsque vous avez su pour le projet de biographie de Fred Goodman?

J’étais ravie, et encore plus quand je l’ai rencontré en personne. Nous avons longuement parlé. J’ai pris conscience de la sagesse et de la sensibilité de son regard, de sa capacité à saisir le contexte physique et psychologique dans lequel Lhasa a grandi. Je lui ai tout de suite fait confiance pour parler de Lhasa, de sa musique, de nous tous – famille, amis, musiciens. Il connaît très bien l’industrie de la musique, qui a accueilli si chaleureusement Lhasa. Il sait qu’il y a souvent des aspects d’une histoire qui ne se révèlent pas au premier coup d’œil. J’ai accueilli sa bienveillance envers tous ceux qui jouent un rôle dans l’histoire de Lhasa comme un cadeau rare et généreux. Cela m’a apporté une grande joie qu’il ait été ému par Lhasa au point de faire cette chose si courageuse dans notre monde instable: écrire un livre sur elle! J’imagine Lhasa découvrant le livre avec bonheur et souriant, par moments, devant tant de perspicacité.

À propos de l’enfance de Lhasa, Fred Goodman écrit : « Tout ce que Lhasa apprenait au sujet de ses nouveaux camarades de classe lui montrait qu’elle avait été placée sur un chemin distinct du leur. » Cette idée d’un « chemin distinct » semble avoir été le moteur de son art, n’est-ce pas?

Il évoque l’expérience de Lhasa dans une école de l’État de New York durant l’année qu’elle a passée chez son père. Elle s’est alors rendu compte à quel point sa vie avait été différente jusque-là. Et c’est vrai qu’elle n’avait pas eu la même vie que tout le monde, même si nous n’y prêtions pas vraiment attention; c’était notre vie, tout simplement. Mais il arrivait que le monde auquel nous avions voulu échapper se rappelle à nous: la direction de l’école exigeait une preuve de fréquentation, les parcs à roulottes nous refusaient l’entrée parce que nous ne cadrions pas avec leur clientèle de véhicules de loisirs et de camping. Ils ne pouvaient imaginer de pire milieu de vie qu’un autobus scolaire! Nos choix étaient basés sur des convictions fortes, et notre manière de vivre ne nous a jamais semblé étrange. À défaut d’avoir offert à mes filles une vie scolaire stable et des amitiés qui durent des décennies, je leur ai donné l’espace nécessaire pour cultiver leur créativité, leur liberté et leur autonomie.


Il [Fred Goodman] sait qu’il y a souvent des aspects d’une histoire qui ne se révèlent pas au premier coup d’œil.

Extrait de l’entretien


Avec le succès de La Llorona, Lhasa a rejoint un large public qui lui est resté fidèle. Comment a-t-elle réagi à cette célébrité et à cette reconnaissance?

Je n’ai jamais été surprise que Lhasa ait suscité tant d’amour, que ce soit la musicienne ou la personne. Sa musique était unique et très, très belle. Ses histoires répercutaient les pensées et les désirs de ses auditeurs, répondaient à leurs questions avec des mots tantôt drôles, tantôt venus d’un autre monde. Comment aurait-on pu ne pas l’aimer! Mais la célébrité n’est pas facile à vivre. Ce n’est pas seulement un don qui nous est accordé. La célébrité appelle de la maturité, de la sagesse et une certaine solitude, et ce n’est pas toujours simple de garder une stabilité émotionnelle dans les circonstances. Elle était accueillante et aimante avec son public. On avait l’impression qu’elle s’adressait à chacune des personnes dans l’auditoire, qu’elle les connaissait et les reconnaissait. Elle chantait avec tout son cœur à chaque concert. Je suis très touchée par l’amour, la générosité et la loyauté du public, comme en font foi les concerts hommages qui se succèdent depuis sa disparition et, maintenant, le livre de Fred. C’est comme si elle était toujours parmi nous. Elle n’a pas été oubliée par ses collègues et amis musiciens, qui parlent d’elle avec chaleur, respect et amour, rappelant son humour, sa singularité, sa détermination et son extraordinaire talent. Pour ma part, je continue d’être émue par sa musique, comme si je l’entendais pour la première fois. Et chaque fois, je me dis que je n’ai jamais entendu personne chanter comme ça, jamais!


Comment décririez-vous la relation que Lhasa entretenait avec la culture et la ville de Montréal?

Voilà bientôt quatre ans que j’habite Montréal et je pense souvent aux raisons pour lesquelles Lhasa a choisi de vivre ici. La réponse coule de source pour moi et elle explique aussi mon désir de rester ici. De la musique, il y en a partout ailleurs, mais ici il y a de la gentillesse. Quand on me demande pourquoi je reste, je réponds que mon fils est ici… et puis, c’est la chaleur humaine [en français dans le texte].

Mon français est très imparfait, peut-être que bienveillance ou bonté serait un meilleur mot pour traduire la « kindness » de Montréal. C’est plus que de la gentillesse, cela me semble plus profond. Lorsqu’on me demande ce que j’aime de ce lieu, je réponds la bonté et la chaleur humaine.

Lhasa s’est installée à Montréal pour la musique et les musiciens, c’est certain, mais c’est à cause de cette chaleur humaine et de cette bienveillance qu’elle a choisi d’y rester après une vie d’errance.

 

Entretien traduit de l’anglais (États-Unis).
Photographie: Lhasa et ses trois sœurs, Ayin, Miriam et Sky, chez leur mère dans Harrison Street à San Francisco en 1984. Source: Alexandra Karam.