Rima ElkouriManam

De l’Arménie à Montréal, une histoire de famille tragique d’où émergent la lumière et l’espoir.

Extrait

Paru à l’automne 2019, le premier roman de la chroniqueuse Rima Elkouri a rejoint plusieurs milliers de lectrices et de lecteurs, et a séduit la critique. Des traductions en anglais et en espagnol sont en préparation. Un regard de l’intérieur sur le génocide arménien et l’importance de témoigner.


Mon grand-père Habib avait dix-sept ans lorsque son père et son grand frère ont été tués. Réfugié à Alep, il a été forcé d’abandonner l’école pour faire vivre sa famille.

Ma Téta racontait qu’il devait sa survie à sa sœur Myriam, dont s’était épris le chef de gare de la station de Ras-el-Ayn.

C’était un jour d’août 1915. Habib, Myriam et leur mère faisaient partie d’un convoi de déportés chassés de la province de Diyarbakır, que l’on surnommait alors « la province de la mort ». Dans la chaleur suffocante du désert, ils avaient marché vers le sud pour atteindre le petit village de Ras-el-Ayn, devenu plus grand avec la construction de la ligne de chemin de fer.

Sur la route, ils avaient vu des compatriotes agoniser. Ils avaient vu des corps en décomposition. Ils avaient senti l’odeur de la mort.

Accablés par la faim et la soif, ils se sont arrêtés devant un cours d’eau. C’était une de ces rivières qui coulent l’hiver et s’assèchent l’été. Aux endroits les plus profonds, il y avait encore un peu d’eau. Une eau brunâtre et puante. Ils s’étaient jetés sur cette eau comme si c’était la meilleure eau de source du monde.

À Ras-el-Ayn, des milliers d’Arméniens à bout de forces semblaient attendre la mort. Affamé, Habib a vu un soldat offrir un plat qui semblait délicieux à une jeune fille arménienne d’une grande beauté. Elle l’a dévoré sans se soucier de tous les autres qui avaient faim autour d’elle. Ce n’est que plus tard que mon grand-père a compris que la « générosité » du soldat n’était pas désintéressée.

Pour étancher sa soif, il fallait marcher à ses risques et périls jusqu’au fleuve Khabour, qui prend sa source sur le versant méridional du Karadja Dagh et des monts de Mardin. Des jeunes filles transportant leurs jarres y étaient violées en chemin. Celles qui résistaient étaient tuées.

Après une semaine sous le soleil impitoyable de Ras-el-Ayn, Habib et sa famille ont eu vent d’une nouvelle consigne du gouverneur: il était possible de prendre le train pour Alep, moyennant une livre ottomane par billet. Une fortune que la majorité des déportés, dépouillés de leurs biens durant leur longue marche, n’avaient pas. Comment faire, alors?

— Pardonnez-nous, efendi. Nous aimerions prendre le train pour Alep…

Lorsque George, le chef de gare syrien de Ras-el-Ayn, les a vus arriver, il n’avait d’yeux que pour Myriam. Elle avait seize ans et le regard profond de ceux qui reviennent de loin. Les jours de marche et de terreur dans le désert l’avaient laissée maigrichonne, la peau brûlée par le soleil, ses cheveux noirs en bataille. La dernière chose qu’elle aurait pu s’imaginer à cet instant précis, c’était qu’un homme demande sa main.

Des années plus tard, elle a demandé à son mari, en riant à gorge déployée:
— Peux-tu bien m’expliquer, ya George, ce que tu as pu me trouver en me voyant à Rasel-Ayn, pouilleuse et décharnée?
— Il y a de ces choses qui ne s’expliquent pas, a-t-il répondu en rigolant. C’est la première impression qui compte, pas vrai?
Il riait de bon cœur en lui caressant la main.

Ce jour d’août 1915, George a offert à Myriam et à sa famille de prendre le train. Ils sont arrivés à Alep dans l’obscurité. George les a accompagnés jusque chez son oncle, qui a accepté de les cacher dans son sous-sol. Sans leur secours, c’était la mort assurée.


Livre publié dans la collection « Boréal compact ».