Luce Des AulniersLe Temps des mortels

Un parcours anthropologique captivant des rites de mort anciens et nouveaux.

Notre entretien
avec Luce Des Aulniers

Le rite a quelque chose de familier, il structure nos vies, mais en même temps nous semblons incapables de le cerner. Serait-ce une notion diffuse, voire confuse?

Cette confusion viendrait de la palette des usages actuels du terme rite. On pense aux gestes quotidiens effectués pour se mettre en train, pour se faire du bien, davantage assimilables à une routine. Le fait que ce soit répété et propice à l’équilibre mental nous fait sans doute le désigner comme « petit rituel ». Or, rituel et rite répondent à bien d’autres critères. On peut parler a minima de rituel lorsqu’il y a communication et échange symbolique entre les êtres, lors de moments codifiés, même souplement. Le rite, lui, intègre les vertus ressenties du rituel en les hissant hors de l’expérience qui se vit là, en les reliant à des temporalités et à des réalités englobantes, tels le lignage, la collectivité, les valeurs portées par les croyances partagées. Ce qui traverse toutes ces pratiques qui structurent le temps social et les émotions des changements, c’est la sécurisation et, de là, l’élan qui nous aide à vivre.

Rite et culture sont intimement liés. Qu’en est-il de ce lien dans les sociétés pluralistes?

Le phénomène rituel fonde le fait « culture »: il lui donne corps, il l’articule, le régénère. C’est à la fois un ciment et un émollient qui marquent le désir de continuité des groupes comme humains civilisés, en saluant les naissances et les morts, les moments forts qui deviennent des repères de la mémoire collective et contribuent à offrir quelque sens aux existences. Cette transmission d’un assemblage cohérent et dans un ensemble concerté est donc garante de survie et de vitalité.

Par ailleurs, la coexistence de divers univers mentaux culturels fait partie de cette grande coupole « culture », mais ne la résume pas, comme le feraient les diverses pièces d’une courtepointe. Les groupes dits ethnoculturels, les diverses obédiences, religieuses et laïques, ont tous leurs rituels de reconnaissance et d’identification. En ce sens, ils participent à la fabrication de la Culture. Jusqu’au jour où ils se servent des rituels comme prescription exclusivante conforme aux édits de chefs. Le rituel se dérobe alors de la culture tonique pour privilégier les dynamiques d’asservissement. C’est en partie ce qui s’est produit pour les rituels de mort et qui a pu contribuer à leur délaissement. C’est aussi un aspect à surveiller dans ce que l’on désigne comme « nouveaux rituels ». Si la diversité devient le seul code de repérage, aucune structure rituelle ou autre, même minimaliste, ne peut tenir. On risque alors de s’agiter dans le vide ou le faux-semblant.


Que faut-il penser des tentatives contemporaines pour réinventer le rite de mort, notamment via les réseaux sociaux?

La « réinvention » tient a priori dans les modalités d’information des décès, de diffusion à distance d’une cérémonie – fort pertinente en ces temps de COVID-19 –, dans la démocratisation expressive des émotions qui y sont liées. Par suite, la « relation avec son mort » en silos individualisés qui se sédimentent, en accès dans des «mémoriaux» publics ou restreints, connaît une expansion, qui n’est pas sans écueils : par exemple, estimer que son mort est toujours vivant, comme une nouvelle émanation de la pensée magique chère à nos fantasmes.  Au contraire, les rites de mort prennent acte de la réalité de la mort et cherchent à négocier place et significations à celle-ci et au(x) mort(s), ce qui rejaillit puissamment sur le destin du deuil. Proclamer la nouveauté est donc parfois exact, parfois insigne d’une méconnaissance tant des composantes rituelles que des besoins psychiques individuels et groupaux qui ont cours depuis des millénaires.


Les moments forts qui deviennent des repères de la mémoire collective et contribuent à offrir quelque sens aux existences.

Extrait de l’entretien


Avec la pandémie de COVID-19 et d’autres catastrophes qui hantent les esprits, notre conscience de la mort est-elle appelée à se transformer en profondeur?

Notre conscience de la mort, comme vous dites, ne me semble pas d’abord évoluer en profondeur, mais en largeur, par l’ampleur et la subtilité de la menace mortifère universelle, ce qui la distingue des autres catastrophes, plus localisées, ponctuelles, voire spectaculaires. Ici, chacun peut se sentir fragilisé – ou le refuser! –, et c’est pourquoi les modalités de défense contre la COVID-19 sont à interpréter avec nuances. Par ailleurs, ce n’est pas parce que la possibilité de mourir est avivée avec la pandémie que l’on réfléchit systématiquement à ce qui cause la mort et à qui la cause. Ce qui peut transformer nos rapports à la mort, c’est de la considérer non seulement comme la fin de nos existences individuelles – ce qu’elle demeure –, mais également comme la condition de tout ce qui est vivant. La difficulté, c’est de ne pas la banaliser. Le rite a un rôle à jouer dans la prise en compte de l’effraction de toute mort et dans les formes de réparation qui s’ensuivent dans le deuil.


Votre livre est une contribution savante notable, mais il vise aussi vos concitoyennes et concitoyens, dites-vous en introduction. Vous semblez souscrire à l’idée que l’anthropologie et les sciences sociales ont une fonction pédagogique, n’est-ce pas?

Ma conception d’une anthropologie « ancrée » ne livre pas forcément aux gens ce qu’ils voudraient entendre, ou que l’on peut estimer avec condescendance qu’ils sont capables d’entendre. Ça n’a pas qu’à voir avec une description émouvante de leur vécu ou une série de données statistiques commentées. Une chercheure partageuse développe une pédagogie de pensée en actes, en évoquant certes les expériences des lecteurs, mais aussi en déployant et en creusant leur compréhension. Et en situant nos rapports à la mort dans des réflexes très simples, vérifiables au quotidien. Et dans la si instructive histoire des rapports collectifs au temps, à la limite et à la mémoire. C’est exigeant, mais les lecteurs en sortent rassérénés, à la fois affectivement et intellectuellement, je l’ai entendu maintes fois. Plus humains, oui, et c’est de l’anthropos en mouvement, ça.


Cet essai peut aider à choisir de façon quelque peu renseignée les manières de disposer des restes humains, de saluer la mort de nos proches et d’aménager les traces matérielles du souvenir. En connaissance de ce qui se trame de bien des éléments inaperçus et inaudibles lorsque l’on est saisi par l’instant.

Extrait du livre