Mathieu RollandSouvenir de Night

Des êtres épris de désir qui refusent obstinément de révéler tous leurs secrets.

Notre entretien
avec Mathieu Rolland

Votre roman est écrit à la première personne, mais c’est un je féminin. Pourquoi ce choix et, surtout, comment arrive-t-on à se placer dans cette position narrative?

Je ne sais pas s’il s’agit véritablement d’un choix. Le roman a connu différentes versions, dont une nouvelle écrite en anglais, mais toujours, la narratrice était une femme. Je n’étais pas capable de la concevoir autrement. Toutefois, j’avoue ne pas avoir cherché à comprendre exactement pourquoi. Je tenais à faire confiance à mon intuition et, surtout, au projet d’écriture. Souvenir de Night est né d’un désir d’explorer des souvenirs qui ne m’appartenaient pas. C’est en imaginant une mémoire qui n’était pas la mienne que je suis arrivé à trouver la voix de cette femme, sa syntaxe, les mots qu’elle utilise, la résonance qu’ils ont pour elle, ainsi que ceux qu’elle évite de dire, consciemment ou non. La langue de la narratrice raconte une histoire en elle-même, avant celle qui est déployée dans le roman. Pour moi, la langue, c’est l’identité d’un personnage, et je crois que mon travail d’écriture se situe là précisément, dans l’emprunt d’une identité fictive. Il m’est en réalité plus naturel d’écrire « dans la peau » d’un ou d’une autre. Je trouve par exemple l’exercice de cet entretien, pour lequel je parle en mon nom et dans une langue qui me représente, exigeant et difficile. J’ai beaucoup plus de facilité à porter les voix des autres, elles me donnent un courage que je n’ai pas autrement.

L’Asie imprègne les lieux du roman. Diriez-vous qu’elle en imprègne aussi l’écriture?

L’Asie, oui, mais le Japon plus particulièrement, et de différentes façons. Yukio Mishima représente une rencontre déterminante dans mon parcours. C’est en le lisant à la fin de l’adolescence que j’ai découvert ce que je voulais écrire. En tant qu’écrivain, je me suis beaucoup construit avec lui, mais aussi contre lui. Quand je commence un projet, je relis toujours au moins un de ses livres. Je constate le chemin parcouru et l’écart qui s’est creusé entre nous. Un exercice qui m’apparaît nécessaire pour être en mesure de déterminer la direction à prendre dans l’écriture. Yasunari Kawabata a également eu une influence sur mon travail, bien que je doive avouer que le propos de sa littérature reste pour moi obscur et incertain, mais la sensualité impressionniste de son écriture est ce que je retiens de lui. Une manière de décrire le monde, de donner une valeur existentielle au cri d’un grillon ou à l’odeur d’un ruisseau une fois frappé par la lumière du matin. C’est très beau, et il arrive souvent qu’une simple phrase laisse l’impression de porter un roman à elle seule. Je voulais essayer de reproduire dans mon écriture cette densité, qui est aussi une qualité de l’écriture de Mishima. Comme disent les Anglais : less is more… Par contre, ce type d’approche impose un dépouillement, sans quoi le texte est opaque et l’écriture peut rapidement devenir suffocante. Il faut laisser respirer la ligne, lui donner la pureté d’une mer sans nuage comme dans la série de photographies Seascapes de Hiroshi Sugimoto. Ce sont des images simples en apparence, représentant l’océan, le ciel, avec l’horizon toujours au centre de la composition, mais plus on s’y attarde, plus on comprend la force d’évocation de ces photographies. Enfin, Éloge de l’ombre – ou encore dans sa nouvelle traduction, Louange de l’ombre – de Jun’ichiro Tanizaki, qui est un essai fondamental sur l’esthétique japonaise, m’accompagne dans mon écriture depuis plusieurs années. Chaque fois que je le relis, il agit comme un rappel, une manière de réajuster mon regard, et de me souvenir qu’il y a parfois plus à voir dans l’obscurité que dans la lumière.


Une manière de décrire le monde, de donner une valeur existentielle au cri d’un grillon ou à l’odeur d’un ruisseau une fois frappé par la lumière du matin.

Extrait de l’entretien


Parmi vos influences littéraires, il y a aussi Marguerite Duras.

Oui, mais c’est venu plus tardivement. J’ai d’abord connu Duras par son cinéma. Toutefois, j’arrivais mal à comprendre son écriture romanesque. J’étais trop jeune peut-être. La langue de Duras a une telle amplitude… Je ne crois pas qu’on puisse y adhérer sans une certaine expérience, une certaine maturité. Je suis arrivé à entrer véritablement dans son œuvre il y a à peine deux ans. Il est donc probablement encore trop tôt pour comprendre l’influence qu’elle a eue sur moi. Je ne prétends pas être un héritier de Duras, je n’ai pas cherché à recréer son style ou à me l’approprier, mais, à bien des égards, elle m’a procuré une liberté dans l’élaboration de ma propre langue, dans le regard que je portais sur mon travail. J’ai toujours désiré être capable de « bien écrire », mais « bien écrire », ça ne veut rien dire. Il m’a fallu beaucoup de temps pour le comprendre.


Votre écriture est sensuelle, érotique par moments. Cet érotisme était-il là au départ ou s’est-il imposé à l’histoire au fil de l’écriture?

Dès le début, je comprenais que la sexualité allait jouer un rôle important dans le roman. Je dirais même que c’est par là que l’écriture a commencé. La structure initiale s’est mise en place autour de l’évolution des rapports entre les deux personnages principaux. Toutefois, je ne parlerais peut-être pas d’érotisme, qui répond à des codes esthétiques particuliers et auxquels je n’ai pas vraiment eu recours. La représentation de la sexualité en littérature est difficile. Les clichés sont nombreux et le ridicule n’est jamais bien loin, particulièrement lorsque c’est un homme qui écrit du point de vue d’une femme. C’est entre autres pourquoi j’ai voulu éviter toute forme d’esthétisation pour ces passages. L’écriture y est très concise, descriptive et frontale. Je souhaitais surtout mettre de l’avant le rapport de la narratrice à la sexualité. Pour elle, le sexe est un langage, dont elle comprend et maîtrise parfaitement les codes. C’est un moyen de retrouver un contrôle sur sa vie et son environnement. Elle est en errance dans le monde et en elle-même, sans repère ni ancrage. Elle trouve dans la sexualité une manière de nommer les choses, ses désirs et ses volontés, d’affirmer une position dans un temps et un espace donné, ce qu’elle ne peut faire dans aucune autre sphère de sa vie.


Son corps en clair-obscur, et j’espérais. Encore plus fort, fermer, pour goûter, arriver au bout, un excès de raison, une conscience profonde et absolue de mon centre. Point blanc, point rouge. J’avalais ma salive, chaude et salée, et je sentais mon cœur battre dans mes tempes.

Extrait du livre