Frédéric LacroixPourquoi la loi 101 est un échec

La situation du français au Québec entre rigueur et conviction.

Notre entretien
avec Frédéric Lacroix

En quoi la Charte de la langue française est-elle un échec? Le mot n’est-il pas trop fort?

Il faut juger la charte eu égard aux objectifs qu’elle visait. En déposant le projet de loi de la Charte de la langue française en 1977, Camille Laurin avait affirmé qu’avec cette loi le Québec serait « maintenant et pour toujours français ». Cette idée a pénétré profondément les esprits. À un point tel que Camille Laurin croyait même que la charte, la fameuse « loi 101 », avait sécurisé les Québécois jusqu’à leur faire penser que leur langue et leur culture pourraient survivre et s’épanouir même s’ils restaient partie intégrante du Canada, ce qui était selon lui une des raisons de la défaite au référendum de 1980. Avec cette loi, les Québécois se sont convaincus qu’ils pouvaient avoir le beurre et l’argent du beurre; profiter du confort canadien, éviter le risque de l’indépendance et conserver la langue française.

Plus de quarante ans après, les données démontrent un recul majeur, catastrophique même, du français au Québec. À titre d’exemple, l’Office québécois de la langue française vient de publier une étude indiquant que 63% des entreprises de Montréal exigent la connaissance de l’anglais, et ce, même quand le poste à pourvoir ne nécessite pas de compétence linguistique particulière en anglais; l’anglais est exigé automatiquement. On se rappellera que l’article 46 de la charte stipule pourtant qu’« il est interdit à un employeur d’exiger pour l’accès à un emploi ou à un poste la connaissance ou un niveau de connaissance spécifique d’une langue autre que la langue officielle, à moins que l’accomplissement de la tâche ne nécessite une telle connaissance ». Les articles de la charte ont de moins en moins d’emprise sur la réalité. D’un côté, la charte nous assure que la langue officielle du Québec est le français; de l’autre, le premier ministre du Québec tient ses conférences de presse en français et en anglais et tous les services gouvernementaux sont disponibles en anglais pour tous. Le gouvernement s’apprête même à investir des dizaines de millions de dollars pour agrandir le collège Dawson, qui est pourtant déjà le plus gros cégep (et un cégep anglophone).

La charte, et toute la symbolique historique qui vient avec, camoufle la réalité du bilinguisme de l’État québécois. Elle nous empêche de prendre conscience de la réalité. Il faut donc oser le dire tout haut: la Charte de la langue française est un échec! Elle n’empêche pas le recul du français et n’empêchera pas la transformation du Québec en gros Nouveau-Brunswick (ou en Louisiane). Avant de prétendre redresser une situation, il faut comprendre ce qui se passe, il faut partir de la réalité.

Vous dites que nous sommes dans une « nouvelle dynamique linguistique ». Quelle est-elle?

Cette « nouvelle dynamique linguistique », c’est celle qui a émergé depuis une quinzaine d’années et qui peut être résumée ainsi: le français recule alors que l’anglais avance. Depuis 1871, le poids démographique des francophones au Québec n’était jamais descendu en bas de 80%. Il est maintenant de 78%, après avoir chuté de 3,4 points en quinze ans: un record. Il baisse aussi du côté de la langue parlée à la maison, et presque aussi rapidement. Le poids démographique des anglophones, quant à lui, est quasi stable du côté de la langue maternelle et augmente du côté de la langue parlée à la maison. Nous sommes donc dans une situation inédite historiquement.

Qu’est-ce qui explique la hausse de l’anglais et la chute du français? L’augmentation des volumes d’immigration depuis 2003, certes, mais aussi, et surtout, la force renversante de l’anglais comme langue d’intégration des immigrants au Québec. Alors que les anglophones comptent pour seulement 8,1% de la population, ils intègrent presque la moitié des immigrants allophones qui s’établissent chez nous. Le rapport de force entre l’anglais et le français, pour ce qui est de l’intégration des immigrants, est de dix pour un en faveur de l’anglais! C’est considérable. Mais en réalité, cela a toujours été ainsi. Cette « nouvelle dynamique linguistique » n’est donc pas nouvelle. Néanmoins, elle était camouflée par l’exode hors Québec des anglophones et des allophones anglicisés, ainsi que par l’important taux de natalité des francophones (qui n’existe plus). La fin de ces deux facteurs a mis à nu le rapport de force défavorable au français au Québec. Cela s’est manifesté de façon incontestable dans les quinze dernières années. Le roi est nu!


La charte, et toute la symbolique historique qui vient avec, camoufle la réalité du bilinguisme de l’État québécois. Elle nous empêche de prendre conscience de la réalité. Il faut donc oser le dire tout haut: la Charte de la langue française est un échec!

Extrait de l’entretien


Chacune et chacun – en politique, dans les affaires, dans les médias, dans les arts, dans la société civile – y va de son avis sur la question linguistique au Québec. Ces opinions ou analyses résistent-elles à l’épreuve des faits?

La question linguistique est complexe et beaucoup de facteurs affectent la vitalité d’une langue. Il est difficile de se faire une tête sur la question, car la documentation est éparse, chaque étude ne présente qu’une petite partie de la réalité, etc. Aucune synthèse de bonne qualité n’est accessible. Il est très difficile de se faire une idée claire de la situation sans investir un temps considérable à fouiller la documentation. Mon souhait en écrivant ce livre était d’offrir au grand public une synthèse, la plus complète et la plus scientifique possible, de cette importante question. Pour que chacun puisse avoir une idée de ce qu’il en est réellement. Et puisse avoir une opinion fondée sur les faits.


Pourriez-vous nous dire quelques mots sur le concept de « complétude institutionnelle »?

Le concept de « complétude institutionnelle » est une façon objective d’analyser les rapports de force entre les langues en fonction du réseau institutionnel propre à chaque communauté linguistique. On doit ce concept au sociologue Raymond Breton. L’essentiel de cette idée peut se résumer ainsi: plus une communauté possède un réseau d’institutions développé, moins ses membres auront tendance à s’assimiler aux groupes environnants. Dans mon livre, j’étends la portée de ce concept et je l’utilise pour quantifier les rapports de force entre les groupes linguistiques au Québec, dégageant ainsi mon analyse d’un regard purement subjectif et fondé sur une simple « opinion ». Le concept de « complétude institutionnelle » n’a jamais, à ma connaissance, été appliqué directement à l’analyse de la situation linguistique au Québec.


La situation du français au Québec est-elle liée au statut politique du Québec?

Cela me semble évident. Le statut du français au Québec est intimement lié à notre statut politique. Qui est celui d’une province, soit d’un demi-État. La dynamique linguistique au Québec est déterminée non pas par les frontières « provinciales », mais par les frontières du pays auquel le Québec province appartient, soit le Canada. Au Canada, le français est une langue minoritaire et qui recule à chaque recensement. L’anglais est une langue majoritaire et assimilatrice. Un des problèmes majeurs de la Charte de la langue française est qu’elle a été rédigée comme si le Québec était déjà indépendant. C’était là vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué. L’indépendance n’est pas advenue. La charte devrait en prendre acte et tenter de compenser, en particulier, les effets délétères que la politique linguistique fédérale, la Loi sur les langues officielles, a au Québec.

Il faut donc prendre acte de l’échec de l’indépendance et refondre la politique linguistique en conséquence. Il faut que la politique linguistique du Québec vise à redresser le statut du français avec les moyens dont nous disposons actuellement. Car la situation est urgente. Nous ne pouvons nous permettre d’attendre une éventuelle indépendance. Il faut agir tout de suite.