Pierre MorencyL’Œil américain

L’histoire d’amour entre un écrivain et la nature de son pays.

Extrait

Publié pour la première fois il y a trente ans, L’Œil américain s’est tout de suite imposé comme un classique de la littérature québécoise. L’alliance entre la main du poète et l’œil de l’ornithologue passionné a vite trouvé un vaste public et a réaffirmé la place de la nature au centre de notre littérature. Il était donc légitime que la nouvelle édition de ce livre s’inscrive dans une collection dont il a inspiré le nom et dont il est, en quelque sorte, le texte fondateur. Pour cette nouvelle édition, Pierre Morency a écrit un avant-propos, le voici.


Tout cela a commencé par une mort, ma propre mort, ma presque mort. Une intervention chirurgicale, une erreur médicale, une lésion qu’on n’arrive pas à cautériser, et mon sang s’en va, ma vie m’abandonne. J’ai quarante-deux ans. À l’hôpital, je devine la tête du médecin dans l’entrebâillement de la porte, qui chuchote à quelqu’un, dont je saurai plus tard qu’il s’agit de ma femme: « On ne sait pas quel bord ça peut prendre. » D’heure en heure, le monde s’allégeait, le monde devenait rouge dans mon corps et blanc dans ma tête, je me laissais couler, je ne voyais pas vers quel rivage je voguais. Puis, le lendemain, une autre tentative sur la table d’opération; cette fois-ci, le docteur réussit à me conduire vers la rive salutaire.

Pendant des semaines, pendant des mois, je refaisais la force de mon sang et je retrouvai peu à peu ma mémoire. Je me revoyais, au cours de ces dernières années, immergé dans des recherches, des études, des observations, des voyages, des poèmes, mes carnets, mon travail de chroniqueur à la radio, les nombreuses émissions consacrées à l’agrément de la vie, de la vie avec la nature.

C’est la marche à pied dans les rues de la ville, c’est l’écoute de la musique dans la tranquillitude de ma maison qui peu à peu me remirent d’aplomb. Un matin de printemps, j’osai même reprendre la plume en dessinant quelques brefs poèmes aussi simples que des paillettes sur la neige. Puis, au fil des longues conversations à la table du souper, commença à poindre dans mon esprit le désir d’entreprendre un vaste travail d’écriture auquel je consacrerais beaucoup de temps, tout mon temps. J’entrevoyais le « livre complet », en tout cas un grand livre en trois ou quatre volumes, à l’image des quatre éléments fondamentaux de la nature, et c’est sans doute à cette époque que mes nuits m’apportèrent une série de rêves récurrents. Dans une maison en ruines, j’avançais péniblement dans un sous-sol encombré de gravats et de planches, et je savais que j’allais retrouver enfin des livres perdus, qui étaient bel et bien de moi, mais dont j’avais oublié le contenu. Est revenu alors dans mon esprit le grand projet qui, des années auparavant, avait présidé à mes recherches de naturaliste et à mon travail d’écriture: l’exploration méthodique et passionnée de mon domaine. Domaine de la vie naturelle autour de moi, domaine des richesses de la vie à découvrir, domaine de l’humaine nature en cet humain voyage, domaine de ma vie personnelle, de mon histoire, de ma pensée, des infinis territoires de mon métier et de la langue commune à explorer sans cesse. Et bien sûr, c’est un grand livre de prose que j’entrevoyais.

En déambulant à travers rues et sentiers, je voyais des phrases se former dans mon esprit, je sentis que j’allais aborder à un rythme accordé à la mesure naturelle de mon pouls et de mon pas.

Pour mon grand livre, il me fallait une langue évocatrice, très incarnée, sensuelle, une prose précise et serrée, sans ornement superflu, plus près de la substance des substantifs que de l’oriflamme des adjectifs, souvent décevants. C’est peut-être mon étude des oiseaux, de leur vol, de leur plumage, qui me laissèrent entrevoir la possibilité d’une prose à la fois forte et légère comme le plumage des grands rapaces qui tiennent l’air, qui regardent, qui voient.

 

Mes vrais maîtres et mes modèles en cette matière: Jean-Sébastien Bach, les dernières œuvres de Schubert, l’art de Cézanne et de Paul Klee, entre autres. Quel serait donc le premier livre de la trilogie? Le titre m’apparut d’emblée comme allant de soi. Pendant trente-neuf semaines, en 1982-1983, à la radio nationale, j’ouvrais le micro et, sur un arrière-fond de vagues déferlantes, je lançais mes premiers mots: voir ce que l’on regarde, écouter ce que l’on entend, deviner ce qu’il y a derrière quand on regarde devant, cela s’appelle avoir l’œil américain. Voilà.

Les livres, parfois, nous arrivent portés sur des vagues. Mon navire d’écriture, mis à l’eau en 1989, a tenu la mer toujours sous la même forme jusqu’à aujourd’hui. Il était sans doute normal, trente ans plus tard, qu’il nécessitât quelques légers radoubs et de superficielles reprises de couleur. Le voici donc lancé, avec d’autres de la même flottille, vers des voies nouvelles et de nouveaux temps.

Pierre Morency, mai 2020


Livre publié dans la collection « L’œil américain ».