André MajorLes Pieds sur terre

En retrait du monde, le carnettiste ne renonce pas pour autant à s’émerveiller.

Extrait

Le cinquième volume des carnets d’André Major depuis Le Sourire d’Anton ou l’adieu au roman.


1er décembre – Je constate que mes notes relèvent tantôt du journal, tantôt du carnet. Et si je persiste à jouer sur les deux tableaux, c’est pour que le lecteur retrouve non seulement l’homme qui lit et réfléchit, mais aussi l’homme immergé dans la vie quotidienne. Je me demande tout de même ce que peuvent dire au lecteur les passages où j’évoque mes petits-fils, l’aîné qui ne me quitte pas une seconde, qui veut cuisiner avec moi, regarder un film, jouer au mécanicien ou bricoler, et le cadet, solitaire et silencieux, qui grimpe sur moi quand il voit son grand frère le faire. Ces deux-là prennent une telle place dans ma vie et ma pensée que les chasser de ces pages oblitérerait tout un versant de ma vie. Même quand je suis au chalet sans eux et que je ne suis pas en train de leur fabriquer un sifflet en sureau ou une autre babiole, il me semble les entendre rire ou pleurer. J’essaie de ne pas m’inquiéter pour A. quand il m’apparaît à la fois impérieux et fragile, curieux de tout et angoissé. Je suis moins porté à me soucier de F., qui est toujours content de tout et d’une constante bonne humeur, n’ayant besoin de personne et de presque rien pour s’occuper. On dirait qu’il appartient à une autre espèce que celle de son frère. Moi qui, depuis quelques années, m’exerçais à une forme d’insouciance à laquelle j’atteignais par intermittences, je crois bien que c’est partie remise.

Je constate que mes notes relèvent tantôt du journal, tantôt du carnet. Et si je persiste à jouer sur les deux tableaux, c’est pour que le lecteur retrouve non seulement l’homme qui lit et réfléchit, mais aussi l’homme immergé dans la vie quotidienne.

Dans Le Nouvel Obs, Ismaïl Kadaré, revenant sur l’expérience communiste, dit qu’on a beaucoup parlé de la terreur, mais pas assez de l’ennui, du terrible ennui propre aux régimes totalitaires. Il est vrai que là où un ordre s’impose en sacrifiant la liberté de pensée et d’expression, il n’y a plus qu’un horizon d’un gris sans aucune nuance. Chez nous, au moins, à l’époque dite de la Grande Noirceur, il y avait, çà et là, des étincelles, des éclats de voix, des scandales qui ridaient la surface lisse de la morale officielle. Il devait y régner un certain ennui, particulièrement en région, où la morale pesait d’un poids plus écrasant que dans la métropole, mais l’ennui n’y était certainement pas aussi uniformément gris et désolant. Il faut dire que, pour nous, Québécois, l’Histoire est moins cruelle – ce qu’on aurait tort de déplorer.


Livre publié dans la collection « Papiers collés ».