Jean BernierL’hiver de force

Je ne sais pas pour vous, mais l’été qui se termine m’a plutôt fait l’effet d’un hiver. D’un rude hiver. Pourtant, Dieu sait qu’il a fait chaud.

Car l’hiver, dans notre pays, ne signifie-t-il pas silence, dormance, enfermement? Cet hiver-là a commencé le 23 mars, quand les librairies et les distributeurs ont fermé. Quel plus grand silence, pour un auteur, un éditeur, que celui de livres qui dorment dans des caisses ou qui sont en attente d’être imprimés? Un livre ne vit que quand il suscite une autre parole, un dialogue, une rencontre.

Et l’enfermement. Juste au moment où les jours commençaient à rallonger, nous nous sommes retrouvés encabanés comme nos aïeux aux premières neiges. Il fallait nous couvrir le visage quand nous quittions la maison, et nous écourtions nos sorties à l’extérieur, non pas pour nous protéger du froid, mais d’un mal que pouvaient nous transmettre nos semblables, et que nous pouvions à notre tour transmettre à nos vieux parents, aux plus fragiles, à ceux qui ont le plus besoin de chaleur. L’hiver du cœur.

Mais on sait que le silence et la dormance de l’hiver cachent une activité intense, et ce fut aussi le cas pour nous. Guettant impatiemment le retour des beaux jours, nous nous sommes tenus occupés à préparer nos livres. Nous nous affairions, séparés mais de concert, à mettre la dernière main aux trois premiers titres de la nouvelle collection « L’œil américain », dirigée par Louis Hamelin. Nous nous disions que vous auriez vous aussi envie, plus que jamais, de livres qui évoquent le grand air et les sortilèges de la nature, que vous n’hésiteriez pas à vous embarquer avec Muriel Wylie Blanchet pour explorer les fjords de la côte Ouest, comme elle le fait dans Les Étés de l’ourse.

Pour ma part, j’ai su que le printemps était enfin arrivé le 12 août, quand j’ai vu le sourire de ma libraire. Venaient de paraître deux romans, La Fille de la famille, de Louise Desjardins, et L’Œil de Jupiter, de Tristan Malavoy, et nous avons tout de suite senti qu’ils étaient accueillis par les lecteurs comme le petit miracle que produisent les perce-neige, avec leur entêtement à nous rappeler que la vie a vaincu le froid.

Et je savais que suivrait l’éclosion d’autres talents, de nouvelles paroles, comme celles de Mathieu Rolland, avec Souvenir de Night, qui évoque la force de vie et de mort que porte tout désir, et de Virginie Chaloux-Gendron, avec Fais de beaux rêves, qui nous ouvre les yeux sur l’extraordinaire complexité du geste de donner la vie.

Mais il y avait tout ce temps un autre silence. Des femmes ont pris la parole. Elles ont voulu le faire entre elles. Il ne fait pas de doute que cette volonté d’exclure les hommes de leur conversation, dans les circonstances, est légitime. Comment ne pas évoquer le bouleversant Ce qu’elles disent, de Miriam Toews. Mais cette volonté a également imposé le silence aux hommes, dont je fais partie. Impossible, quand on est un homme, de répondre à cette parole qui se dérobe, sinon par quelque déclaration vague, par quelque profession de bons sentiments. Les bons sentiments ne réussiront pas, je l’espère, à régler les questions qui sont soulevées là. À une amie qui me demandait ce que je pensais de tout cela, j’ai répondu que je ne peux chasser de mon esprit les dernières images du film Médée, de Pasolini. On y voit Médée/Callas allumer un brandon et le placer entre elle et Jason. Un rideau de feu sépare désormais les hommes et les femmes. Niente è più possibile ormai, crie-t-elle à l’homme qui l’a trahie. Rien n’est plus possible désormais.

À quand le printemps de cet hiver-là?