Serge Bouchard (1947-2021)Hommage

À la fin de sa vie, l’anthropologue et écrivain s’en remettait à la poésie pour définir le monde.

Les Yeux tristes de mon camion

Extrait

Comment définir l’intangible, capturer une image qui s’échappe constamment dans les marges? Car la poésie, je le dis encore, est un acte de liberté. Nous sommes libres de créer le monde qui nous entoure, l’humain est essentiellement un créateur de mondes. La conscience vient avec cette qualité : l’imagination créatrice. Tu donneras vie aux barreaux de ta prison, tu t’évaderas par la fenêtre ouverte de ton imaginaire, rien ne peut t’empêcher de te recueillir devant une pierre humide, devant une clôture de broche, rien ne t’interdit de résister jusqu’au dernier coup d’œil.

Or, depuis l’époque des dieux uniques, des marchés internationaux, de l’accumulation des trésors, de la multiplication des biens, la conscience humaine s’est graduellement érodée. Elle se rabat sur le calcul, l’angle droit, la causalité, la rationalité, l’objectivité, toutes les coutures de ce manteau qui s’appelle la chape du pouvoir et du progrès. Nous sommes devenus unidimensionnels, c’est-à-dire redevables au réel, esclaves de l’empirie. Le prix de ce succès libéral et économique est énorme. L’histoire récente se présente comme une succession d’amputations et de sacrifices. Nous avons désenchanté le monde, perdu le sens de sa beauté, liquidé notre héritage de merveilleux, neutralisé l’efficacité symbolique de nos rapports aux objets, à la vie, à la mémoire. En principe, créer de la richesse économique ne devrait pas s’opposer à la création de la beauté. Mais force est d’admettre que la machine infernale en est rendue là: rien n’arrête le progrès.


La poésie est un acte de liberté.

Extrait du livre


 

L’humain, au temps où il avait les yeux ouverts, a toujours vu les mille facettes d’une chose, les mille sens d’un mot, les mille visages des bêtes, les mille couleurs d’une plante, ainsi que les liens mystérieux qui unissent le fer à l’étoile, le brouillard à l’arbrisseau, la montagne à la mort, la mort au corbeau et le mélèze à l’enfantement. L’anthropologie nous enseigne que les chiffres anciens étaient magiques, qu’il y avait un tableau des correspondances poétiques entre tous les éléments de la nature, que les arbres avaient charge symbolique, que les animaux et les étoiles se rejoignaient dans des assemblées nocturnes et que chaque geste s’inscrivait dans la démarche sacrée d’une âme en train de suivre une voie.

Nous avons raconté des mythes et des légendes autour d’un feu commun, nous avons ensemble mimé notre vie et fixé les règles du vivre-ensemble. Ce premier droit coutumier ne faisait pas de distinction entre la poésie et le monde. La communauté, son histoire, ses outils, ses courses, ses maisons, ses naissances et ses morts, tout existait dans l’ordre d’une poétique qui donnait vie à l’épée, un visage à la gargouille, une fonction protectrice à la branche de sapin, un sens à la mort de l’oiseau, un pouvoir à la pierre noire et une raison à l’antre de marbre dans les montagnes blanches du royaume des caribous magiques. La pensée originale a le penchant du beau, elle appréhende une totalité, là où l’ourse est ma mère, où les bouleaux sont des jeunes filles mortes enveloppées d’une écorce blanche, où les canots volent dans les nuages de la nuit, où des larmes de fantômes fuient les esprits malins, et ce sera le brouillard qui court à la surface des lacs, aux aurores d’octobre.


Ce n’est pas au monde de définir la poésie, c’est la poésie qui définit le monde.

Extrait du livre


 

Un monde coupé de sa source poétique est un monde brutal, un monde dé-solidarisé et dé-couragé, dont le projet est essentiellement réduit à un tournoi quantitatif. Une société d’unités discrètes, de cellules isolées, de boîtes et de cubicules, de flèches et de cibles, d’objectifs et de mesures, le village épuré du on/off, qui donne un si beau confort technique, un divertissement si parfait, l’engourdissement suprême qui étourdit le client et paralyse la volonté collective. Alors, le discours public se tarit, les correspondances se perdent, et chacun résiste comme il peut dans son coin. À l’inverse, on attend d’un projet social qu’il autorise le rêve. Le droit de rêver la vie que nous espérons pour nous et pour tous est un droit politique. Ce n’est pas au monde de définir la poésie, c’est la poésie qui définit le monde.