Benoît CôtéVies parallèles

Une uchronie pleine d’extravagance
sur un Québec indépendant.

Notre entretien
avec Benoît Côté

Votre roman Vies parallèles se déroule vingt ans après la victoire du Oui au référendum de 1995. Le protagoniste, qui s’appelle lui aussi Benoît Côté, est assez différent de vous: il est banquier alors que vous êtes musicien et auteur. Comment avez-vous conçu ce personnage?

Il y a quelques années, un très bon ami à moi m’a invité à passer une nuit dans une commune artistique située dans le Bas-Saint-Laurent. Mais j’étais là depuis à peine dix minutes que je songeais déjà à chercher sur Google Maps le Holiday Inn le plus proche. L’endroit me semblait délabré, l’organisation bancale, le jardin – qui se voulait un modèle d’agriculture locale – était rempli de mauvaises herbes.

Je me suis trouvé vieux. J’ai réalisé que, même si j’avais toujours évolué dans un milieu artistique, je n’en avais pas moins certains instincts plus, disons, conservateurs, au sens classique du terme. Fort de cette intuition, j’ai commencé à imaginer un autre «moi» qui se serait déployé dans un environnement complètement différent où ces fameux instincts plus conservateurs, ce côté «WASP», auraient eu libre court. Le Benoît de Vies parallèles est cet homme.

Le Québec de votre roman est radicalement différent de celui de la réalité. À quoi ressemble-t-il? Quels sont ses activités économiques, ses protagonistes, son âme en quelque sorte?

Bien qu’issu d’une famille résolument fédéraliste, je suis de ceux qui regrettent la non-accession du Québec à la souveraineté. Ce regret a été le filigrane de ma vie adulte, la nostalgie d’un pays qui n’a jamais été, pour paraphraser André Fortin. Je trouve ma génération, les gens de quarante ans, très peu politisée et engagée, plutôt intéressée par des questions que je qualifierais de domestiques: famille, bien-être, épicurisme, rénovation, soins personnels. J’ai l’impression que la construction d’un pays nous aurait rendus plus forts, plus sûrs de nous.

Mon roman s’en prend précisément à ce fantasme. Il n’y a rien de plus futile qu’une existence vécue à côté d’elle-même dans d’infinies conjectures. Il fallait que je prenne ma revanche sur cette idée. Alors j’ai mis mes lunettes froides et réalistes. Je me suis rendu compte qu’un Québec devenu souverain aurait peut-être viré beaucoup plus à droite. Les coupes gouvernementales de la fin des années 1990, les tentatives de «réingénierie de l’État» des années 2000 n’auraient-elles pas plutôt été exacerbées par les chamboulements inévitables liés à l’accession à la souveraineté?


Il n’y a rien de plus futile qu’une existence vécue à côté d’elle-même dans d’infinies conjectures.

Extrait de l’entretien


L’argumentation du camp du Oui en 1995 reposait sur une certitude que j’estime à présent malavisée: l’idée que le Rest of Canada n’aurait d’autre choix que de négocier avec le Québec. L’histoire récente et moins récente montre que les Anglo-Saxons ont tendance à tirer avantage de situations adverses. C’est assez rare que des «Anglais», ou plutôt la culture dominante anglophone, qu’elle soit canadienne, australienne, britannique ou américaine, sorte perdante… À ce titre, je pense que les Québécois, souvent d’un naturel bienveillant, sous-estiment le nombre de Canadiens qui ne les apprécient pas. J’ai donc imaginé une république du Québec qui aurait souffert d’embargos, de problèmes économiques majeurs dans ses premières années d’existence et qui se serait imposée à elle-même des remèdes pires que le mal: vague après vague de mesures d’austérité. Dans ce contexte, les grands perdants sont les grands gagnants de notre monde à nous: la génération des boomers. Et puis, quoi de mieux que de devenir une sorte de paradis fiscal pour stimuler l’investissement étranger?

L’État bienveillant comme les valeurs progressistes n’existent plus dans mon roman. La culture est une grande victime de ce nouveau régime. En fait, une des thèses implicites du livre est que la non-accession à la souveraineté a forcé les Québécois à s’émanciper par d’autres voies, notamment par la culture – si dynamique dans notre monde – et par des programmes sociaux. Le Québec ne se distingue pas de ses voisins par le fait qu’il soit souverain, mais plutôt par le modèle social unique qu’il incarne en Amérique du Nord. Paradoxalement, l’accession à la souveraineté aurait pu mettre à mal cette distinction.


Le Québec ne se distingue pas de ses voisins par le fait qu’il soit souverain, mais plutôt par le modèle social unique qu’il incarne en Amérique du Nord. Paradoxalement, l’accession à la souveraineté aurait pu mettre à mal cette distinction.

Extrait de l’entretien


 

Au fil du roman, les événements se bousculent et forcent Benoît, qui au début est assez sûr de lui, à se questionner sur son identité. Au-delà des circonstances politiques, il se demande ce qu’il est devenu, s’il aurait pu en être autrement, et quelle est sa véritable allégeance. Croyez-vous qu’il existe quelque chose – l’identité, la culture – qui soit plus fort que les circonstances, que les aléas de l’histoire?

La trajectoire de Benoît dans le roman est l’opposé de la mienne. Dans la vie courante, j’ai appris, et je crois que c’était fondamental dans ma «progression» sociale, à ne jamais me prendre au sérieux. Je crains toujours de manquer d’humilité, je fais constamment des blagues sur l’inutilité de mon doctorat en musique, je ne peux aborder qui que ce soit sans commencer par lâcher une plaisanterie sur moi-même. L’autodérision est une valeur cardinale des Québécois, à plus forte raison, je crois, chez les hommes: elle est le passeport indispensable à toute forme de succès dans notre société.

Le Benoît du roman est tout le contraire: il ne se remet jamais en question – enfin, au début du roman, comme vous le dites – et ne se gêne pas pour souligner son succès professionnel. Il ne cherche pas à être affable et a une conception arriérée des relations homme-femme. Si on prend ce dernier point comme exemple, on voit un peu mieux ma conception de l’identité telle qu’elle se décline dans le roman. En effet, à cause des périodes d’austérité, mon Québec imaginaire n’a jamais mis sur pied de programmes de garderie universelle, de congés parentaux, ni adopté d’autres mesures dont les jeunes parents d’ici sont parmi les seuls à bénéficier en Amérique du Nord. Sans garderies subventionnées, sans congés parentaux pour les deux parents, qu’advient-il des relations homme-femme? On peut aisément imaginer la survivance d’une morale plus traditionnelle et d’un rapport de force à l’avantage des hommes dans un monde où l’accessibilité au travail et donc à la liberté financière est plus complexe pour les femmes à cause de l’absence de mesures d’aide à la petite enfance. Et cela, malgré les tendances naturelles des individus concernés. Je suis très proche de mes deux fils et je m’implique beaucoup dans leur éducation depuis leur naissance. Est-ce un aspect fondamental de mon caractère ou était-il simplement attendu de moi que je m’occupe d’eux autant que leur mère, puisqu’elle avait comme moi la possibilité de poursuivre sa carrière et de réaliser ses projets au lieu d’être «assignée à résidence» avec de jeunes enfants? Qu’est-ce qui est véritablement inné chez un individu? Dans le roman, Benoît et Mathieu font allusion au fait que dans leur Québec un couple sur quatre se sépare, tandis que dans notre monde c’est un sur deux. Est-ce parce que les couples sont moins heureux dans notre Québec ou parce que l’absence de filet social rend la rupture beaucoup plus périlleuse dans cette république, en particulier pour les femmes? Peut-être que nos destinées individuelles sont bien peu de chose…


Peut-être que nos destinées individuelles sont bien peu de chose…

Extrait de l’entretien


Cela dit, le Benoît du roman va peu à peu perdre de sa superbe. L’emprise qu’il croit avoir sur les circonstances de son existence lui est retirée. Son assurance va en pâtir et il finira même par se trouver ridicule. Mais contrairement à moi, qui utilise l’autodérision comme un masque sur les planches de notre scène collective, la remise en question et l’introspection sont signe de danger pour l’autre Benoît et il lui faut les vaincre pour «se» retrouver.

À travers la fiction, vous avez réinventé le destin de plusieurs personnalités publiques: Richard Desjardins, Lise Bissonnette, Gérard Depardieu, Dédé Fortin, Jean Chrétien… Diriez-vous que votre créativité relève de la philosophie, de l’humour ou de l’audace?

Dans le livre, il y a des références multiples à Shakespeare et à Tolstoï, qui utilisent souvent des personnages historiques. À bien des égards, des figures comme le général Koutouzov nous sont davantage connues par le portrait qu’en ont fait certains auteurs que par leur réalité historique. De même, le Jules César de Shakespeare a plus de substance que le Jules César de n’importe quel historien ou chroniqueur. D’une certaine manière, les personnalités publiques appartiennent déjà à la fiction. Ce qu’elles sont en elles-mêmes demeure caché ; c’est le rôle qu’elles jouent dans l’espace médiatique qui compte.