Notre entretien
avec Dany Laferrière
Depuis que vous êtes devenu académicien, vous dessinez vos romans plutôt que de les écrire. Pourquoi ?
Je ne pense pas qu’on puisse décider d’écrire de telle manière. Ce sont des choses qui arrivent au fil du temps, et j’en suis souvent le premier étonné. Nous avons des saisons en nous, comme la nature. On est traversés un matin par une fulgurance qui nous pousse à voir la vie sous de nouvelles couleurs. Ce qui n’empêche nullement de revenir sur des goûts passés. Le Petit traité sur le racisme n’est pas dessiné. Rien n’est définitif. Je regarde autant devant moi que derrière moi.
Rien n’est définitif. Je regarde autant devant moi que derrière moi.
Extrait de l’entretien
Il y a, dans ce livre, une grande place accordée aux lieux, aux atmosphères : des cafés, des rues, des fenêtres, des terrasses. Qu’est-ce que ces lieux représentent pour vous ?
Ce sont des lieux urbains pour la plupart, des endroits qui repoussent la solitude. Je suis un citadin conscient de vivre dans des villes surpeuplées. La ville est un roman débordant de personnages dont la plupart voudraient être des acteurs, et très peu des spectateurs. On veut plus écrire que lire. On oublie qu’il y a un grand plaisir à s’accouder à sa fenêtre pour voir passer le monde, ou à se rendre au café pour converser avec des inconnus comme si on était dans une fable. J’aime flâner la nuit dans une ville pour savoir vraiment comment elle va. Ces moments gorgés de sentiments divers se cristallisent dans ma mémoire pour se manifester au moment de l’écriture.
Ce qui ressort également de la lecture, c’est le nombre de portraits d’auteurs et d’autrices que vous avez dessinés, à commencer par Bashō, le poète japonais, mais aussi Proust, Gertrude Stein, Mishima et bien d’autres. Vous citez beaucoup plus dans vos œuvres dessinées que dans vos romans de facture classique. Y a-t-il une explication à cela ?
J’aime les visages des intellectuels, des essayistes autant que des romancières. Ils ont cette façon particulière de poser leur regard sur le monde. À force de ruminer des pensées, ils ont fini par capter cette lueur qui illumine leurs visages. Je n’avais pas trop conscience d’une présence si forte au monde avant de chercher à les dessiner. Les écrivains ont vraiment un visage. C’est vrai que j’ai beaucoup parlé de Bashō, de Magloire-Saint-Aude, de Whitman, cachant une petite bibliothèque à l’intérieur de chacun de mes livres. Dans ce dernier, ce sont plutôt des femmes que je dessine: Virginia Woolf, Simone de Beauvoir, Anaïs Nin, Sylvia Plath, Zora Neale Hurston, Jean Rhys, Sei Shōnagon ou Marie Vieux-Chauvet. Tout cela parce qu’une jeune lectrice se désolait de ne pas voir assez de romancières sur mes étagères. Je citerai les plus jeunes une autre fois.
J’aime les visages des intellectuels, des essayistes autant que des romancières. Ils ont cette façon particulière de poser leur regard sur le monde.
Extrait de l’entretien
Alors que vos derniers livres illustrés comportaient de longs textes, celui-ci est composé de brefs haïkus. Pourquoi avoir choisi ce style concis ?
Parce que mon vieux complice Bashō écrit des haïkus. Ce livre est tout simplement une lecture intime de son fameux livre de voyage vers les districts du nord du Japon. Il l’a fait à pied (même s’il avait déjà mal au genou) dans un état de grande excitation à travers un paysage magnifique. Tout ça pour aller voir un coucher de soleil. Le monde que je parcours dans ce livre est, lui, chaotique, angoissant, surpeuplé, bruyant. Malgré cette différence fondamentale, nous utilisons les mêmes règles: la concision, la sobriété et parfois la compassion pour une nature qui nous garde en vie. Le fond n’est pas le même, mais la forme, cette forme fixée en partie par Bashō, reste identique. Bashō projette ses sentiments sur le paysage, et moi sur les gens.