La Littérature malgré tout
Extrait
Mais la prose n’est pas seulement une manière d’écrire. C’est, plus largement, une manière d’être dans le monde et de le déchiffrer, c’est-à-dire une attitude mentale (et éthique) particulière, dont le roman, certes, demeure le principal foyer, mais que l’essai, lui aussi, illustre à sa façon et dont il ne peut s’éloigner sous peine de sombrer dans… je ne sais quoi. Inachevée, hypothétique, «non sérieuse» (au sens kundérien), réfractaire à la passion mais ivre de complexité et d’incertitude, la pensée prosaïque de l’essai ne respire bien que dans l’air joyeux et désenchanté qu’ont respiré, l’un comme l’autre, Montaigne et Rabelais. Cet air, Lukács l’appelle «humour» ou «ironie», qui ne sont que les autres noms de la prose. Et «cet humour particulier» à l’essai, écrit-il, «est si prononcé qu’il ne convient presque pas d’en parler, car pour qui ne l’éprouve pas spontanément à chaque instant, toute indication précise de toute façon serait vaine». C’est pourquoi l’essai, comme le notait André Belleau, est un art de la maturité: «À dix-huit ans, on peut être Rimbaud, on ne peut pas être un essayiste.»
Il est encore un autre trait de l’essai qui, fait remarquer le même Belleau, le rapproche du roman, et c’est la manière qu’il a de faire se déployer la pensée. Une manière typiquement romanesque, ou en tout cas très proche de la narration: « Il y a dans l’essai une histoire, je dirais même une intrigue, au sens que l’on donne à ces mots quand on parle de l’histoire ou de l’intrigue d’un roman et d’une nouvelle. » Dans un essai, les idées et les événements qui intéressent l’écrivain sont «comme entraînés dans une espèce de mouvement qui comporte des lancées, des barrages, des issues, des divisions, des bifurcations, des attractions et répulsions». Voilà que les pensées, poursuit Belleau, «s’y conduisent au fond tels les personnages de la fiction et nourrissent entre elles des rapports amoureux, de haine, d’opposition, d’aide, etc.», bref, que le propos se développe à la manière non d’une démonstration mais d’une aventure, voire d’un suspense rempli d’épisodes et de revirements à l’issue duquel «il existe des idées gagnantes et des idées perdantes», des morts et des vivants, en attendant que tout recommence. Je n’enseigne point, disait Montaigne, je raconte. »
C’est donc une profonde complicité qui lie le roman, l’esprit du roman, et l’esprit de l’essai.
Extrait du livre
Plus que de vagues affinités, c’est donc une profonde complicité qui lie le roman, l’esprit du roman, et l’esprit de l’essai. Enracinée dans l’usage de la prose, cette complicité se traduit, dans la littérature moderne, non seulement par le fait que des romanciers, souvent les plus grands, sont en même temps de grands essayistes, mais aussi, et de façon plus frappante encore, par la place de plus en plus large qu’ils accordent dans leurs romans à l’écriture essayistique, ou du moins de type essayistique, comme si l’art romanesque pouvait s’ouvrir naturellement, sans que sa propre unité en soit menacée, à cet art frère qu’est l’essai. À tel point qu’on peut se demander si cette entrée dans l’atmosphère esthétique du roman ne serait pas pour l’essai une occasion inespérée. Si je m’écoutais, j’irais peut-être jusqu’à dire une folie: l’essai, aujourd’hui, l’écriture spécifiquement essayistique ne peut plus exister que dans l’orbe ou sous la protection du roman. Ce qui ne veut pas dire que tous les essayistes devraient écrire des romans. Mais qu’ils devraient, au moins, écrire leurs essais comme si ceux-ci faisaient partie d’un roman.