Extrait
Les journalistes Gabrielle Duchaine, Katia Gagnon et Ariane Lacoursière enquêtent sur la catastrophe qui s’est déroulée en 2020 dans les CHSLD, en espérant que cette crise provoquera une révolution dans la façon dont le Québec prend soin de ses aînés.
À son arrivée à Québec, le 20 avril, Daniel Desharnais se retrouve seul dans un bureau. Il n’a aucun employé, pas même une secrétaire. Seulement un bureau, un ordinateur… et un mandat: essayer de prévoir où éclatera le prochain incendie. Il essaie d’obtenir des données auprès du réseau des CHSLD. Par exemple, quels sont les endroits où on manque de personnel et qui sont donc susceptibles d’être désorganisés et de laisser entrer le virus? «J’ai vite abandonné. Nos systèmes de gestion ne permettent pas ça. En fait, je me suis rendu compte que partout, on était à risque.»
Et pendant ce temps, François Legault, qui est comptable, donc homme de chiffres, s’impatiente tous les matins dans la cellule de crise. Il veut des données. Combien? Où? Quelle est l’ampleur du manque de personnel?
«Les matins, à la cellule de crise, on ne parlait plus des hôpitaux, on parlait des CHSLD. Ça devient une grosse séance de torture. On est-tu capables de voir quelques cas dans un CHSLD sans que toute la bâtisse soit contaminée? Ça faisait deux semaines qu’on voyait un CHSLD arriver dans le jaune; on savait que, deux jours plus tard, il allait être dans l’orange et dans le rouge. Ça montait lentement, ça s’installait devant nous: on avait beau essayer de tout faire, ça finissait comme ça. On était totalement impuissants», raconte Jonathan Valois.
Au début de la crise, le premier ministre se préoccupait essentiellement du matériel de protection. Tous les jours, il demandait l’état des stocks et l’échéancier de livraison. «Et puis il est passé d’un mode “obsession des équipements de protection individuelle” à un mode “obsession des CHSLD”. Et quand il a une obsession, ça lui prend des chiffres et des tableaux», se souvient un conseiller au bureau du premier ministre, qui a demandé à ne pas être nommé.
Les questions du premier ministre s’adressent très souvent au sous-ministre Yvan Gendron. Cet homme œuvre depuis près de vingt ans dans le réseau de la santé et dans la haute fonction publique. Il est de nature calme, presque placide. Sourire affable, cheveux blancs. Pour lui, la crise n’est pas que théorique: sa mère est hébergée dans un CHSLD et a été la première de son établissement à contracter la COVID. À quatre-vingt-seize ans, elle a finalement survécu au coronavirus.
Au sein de la cellule de crise, Yvan Gendron prend beaucoup, beaucoup de place. À la grande table de réunion, dès le premier jour, il s’assoit juste en face de François Legault, là où la ministre de la Santé aurait dû se trouver. Et, comme dans une classe du secondaire, tout le monde a repris «sa place» quotidiennement au cours des longs mois qui ont suivi.
Danielle McCann se retrouve donc très loin du cœur de l’action. Quand des questions lui sont adressées, Yvan Gendron répond souvent à sa place. Bref, Yvan Gendron prend beaucoup plus de place qu’un sous-ministre en prend normalement. C’est lui que François Legault bombarde de questions, de même que la sous-ministre adjointe Natalie Rosebush, qu’on a invitée à se joindre aux réunions après la crise de Herron. Elle arrive chaque jour armée d’une énorme mallette afin d’y puiser les tableaux et les données que réclame François Legault, par ailleurs presque toujours insatisfait des réponses qu’on lui donne.
À chaque question que lance François Legault, Yvan Gendron tente de se faire rassurant. C’est sa posture-réflexe, celle qu’il adopte invariablement avec ses patrons politiques et qui fait partie intégrante de sa personnalité. Une erreur, jugera a posteriori la ministre Danielle McCann lors d’une entrevue pour ce livre. «C’était embêtant. M. Gendron est très compétent. Il a tout donné ce qu’il pouvait donner. Il a tout fait ce qu’il pouvait faire. Mais effectivement, il a ce trait, [celui] de vouloir être rassurant. Et dans une situation de crise, c’est la posture qu’il a prise. Et peut-être que ça ne l’a pas bien servi. Dans une situation de crise, quand il arrive quelque chose de presque catastrophique, il faut le dire», affirme aujourd’hui Mme McCann.
«Il y a juste deux personnes qui proviennent du réseau [de la santé] dans cette cellule: moi et Horacio [Arruda, directeur national de la santé publique], rétorque Yvan Gendron. C’est nous qui répondions aux questions. Quand M. Legault disait “Comment ça marche, les certificats de décès?” et que je lui disais “Ça rentre par fax”, il me disait: “Ça existe encore, des fax?” Ben oui. C’est comme ça que c’est conçu, encore. On donne la donnée qu’on peut! Il y avait un urgent besoin d’avoir des données, les plus précises possible, avec un système qui n’est pas prévu pour ça, et dans un système où il manquait des milliers de travailleurs!»
L’impatience de François Legault grandit tous les jours devant les réponses évasives du sous-ministre. S’installe alors une profonde crise de confiance envers Yvan Gendron. Les informations qu’il donne reflètent-elles vraiment la réalité de l’état du réseau?
Une dizaine de jours après Herron, il y a désormais des espions sur la ligne lors d’une réunion de la cellule de crise. Et leur jugement est sans appel: à plusieurs égards, la situation sur le terrain est beaucoup plus catastrophique que ce qu’en dit le sous-ministre, notamment sur une question centrale, celle de la main-d’œuvre.
Extrait du livre
C’est donc la raison pour laquelle, une dizaine de jours après Herron, il y a désormais des espions sur la ligne lors d’une réunion de la cellule de crise. Et leur jugement est sans appel: à plusieurs égards, la situation sur le terrain est beaucoup plus catastrophique que ce qu’en dit le sous-ministre, notamment sur une question centrale, celle de la main-d’œuvre.
Des mois plus tard, lors d’une entrevue pour ce livre, Yvan Gendron se défendra: «J’étais capable de dire combien il manquait de travailleurs dans le réseau, que ce soit dû à la COVID, que ce soit des immunosupprimés ou parce qu’elles sont enceintes, qu’elles ont des maladies. Ça, je suis capable de le dire. De là à dire combien ça m’en prendrait, est-ce que c’est 10 000, 12 000, ça, c’était difficile.»
Le 15 avril, le ministère de la Santé finit par communiquer un premier décompte quant au nombre d’employés qui manquent à l’appel dans le réseau: on recense 6 373 employés absents, dont 1 382 dans les CHSLD. Normalement, il y a de 3 000 à 4 000 absences, pas davantage. La situation est donc alarmante. Dix jours plus tard, ce nombre a grimpé de façon spectaculaire: 9 987 employés absents, dont 2 936 dans les CHSLD. Le 5 mai, on dénombre 11 187 employés manquants, dont 3 173 dans les CHSLD.
C’est une véritable hémorragie.
Préface de Paul Arcand.