Lori Saint-MartinPour qui je me prends

Lori Saint-Martin raconte comment elle a remodelé son identité
en changeant de ville, de langue et de nom.

Extrait

Dans ce récit à la fois lumineux et cruel, Lori Saint-Martin nous dit comment elle a rejeté le milieu, la culture et la langue qui l’ont vue naître pour devenir autre. Cette métamorphose trouve sa force dans un événement qui a tout d’une révélation: la découverte de la langue française.

En arrivant à Québec en 1981 pour faire mon doctorat, je découvre un petit monde douillet, mais marqué par l’esprit de clocher, une ville francophone à quatre-vingt-dix-huit ou quatre-vingt-dix-neuf pour cent. Je ne détonnais ni par mon apparence ni par mon accent, on m’acceptait sans problème jusqu’au moment d’apprendre mon nom de famille. Et alors tous entonnaient le même refrain: D’où tu viens, toi? Et quand est-ce que tu y retournes? La première question était bienveillante, la seconde déjà moins. Informés que je n’allais nulle part, que j’étais arrivée, les curieux étaient incrédules et plutôt méfiants.

Quinze mois à peine avaient passé depuis la profonde douleur du référendum du 20 mai 1980. Après cette défaite que beaucoup vivent dans leurs tripes comme le prolongement direct de celle des plaines d’Abraham, on ne porte pas dans son cœur les Anglais, l’ennemi héréditaire. Et voilà qu’on en a une sous les yeux, rédigeant une thèse de doctorat sur la littérature québécoise, un spécimen qu’on avait d’abord pris pour l’une des nôtres, pourtant louve perfide dans la bergerie de notre pure laine. Personne ne m’a maltraitée, mais j’ai souvent senti une froideur, une méfiance, j’ai été la cible de remarques blessantes, de petites piques. J’avais une nouvelle raison de détester mon nom.

La langue est liée à une terre. Je me suis déracinée plus d’une fois. Aujourd’hui, l’idée des racines n’a pas pour moi de magie, mais je souhaitais désespérément m’enraciner à Québec. À cause de mon nom, on me le refusait.

La langue maternelle correspond le plus souvent à l’ethnicité, c’est un certificat de légitimité, un sceau de conformité. Ceux qui parlent comme nous, avec le bon accent, les mots familiers, sont les nôtres. Ce marqueur-là, je l’avais.

Il en existe un autre: le nom. Le nom est un talisman, un sauf-conduit, un badge d’appartenance. Ce marqueur-là, je ne l’avais pas.

Qui prend langue prend pays. Qui prend nom prend pays. En 1983, je me décide. J’envoie les documents, demande à m’appeler Lori Israël. Il y a un moment déjà que j’écris ce nom dans les livres que j’achète.

Helen Israel (sans tréma, évidemment), c’était le nom de jeune fille de ma grand-mère paternelle. Je le trouvais élégant, racé, digne de cette femme qui m’appelait « my little sunshine », morte quand j’avais onze ans, peu après le moment où j’avais entendu le premier appel de la langue française et avant que je me transforme en cris et furie. C’était une façon de changer de nom, mais sans renier la famille de mon père.


Qui prend langue prend pays. Qui prend nom prend pays.

Extrait du livre


Sans penser à la politique, sans penser que ce nom n’est pas plus « normal » au Québec que l’autre, peut-être moins, je remplis donc les formulaires. Quelques semaines plus tard, je reçois un appel du directeur du service, qui me signale que ce nom me fermera les portes de certains pays, que je passerai ma vie à l’expliquer. Vous êtes juive? Je ne crois pas. Changez d’idée, vous allez le regretter, me dit-il. Alors, vous accepterez n’importe quel autre nom? Tout sauf celui-là, dit-il, c’est pour votre bien, croyez-moi.

Fin de matinée, sous le téléphone noir posé au bord de la fenêtre avec vue sur la Citadelle, je prends l’annuaire téléphonique, l’ouvre, le feuillette. (À l’ère d’Internet, j’aurais peut-être choisi un nom différent.) On est à Québec, les noms sont français, voilà ce que je cherche, je veux disparaître. Je trouve. Saint-Martin? Lori Saint-Martin, très bien, dit-il, je m’en occupe. En février 1984, je reçois le certificat. Le sentiment d’avoir gagné.

En prenant un nom issu de la société québécoise, je le vois maintenant, je me mariais avec elle. J’avais enfin une identité personnelle, mais aussi un chez-moi. Comme tant d’immigrants qui avaient changé de nom ou naturalisé le leur, je m’intégrais.

Ma vraie vie peut commencer. J’ai déjà publié quelques articles avec mon vieux nom; je les raie de mon CV. C’est une autre qui a signé ces textes, je les laisse aller.


Livre publié dans la collection « Boréal compact ».