Extrait
Avec cette saga familiale au réalisme accrocheur, Mordecai Richler nous plonge dans le Montréal de l’après-guerre, celui des enseignes au néon de la rue Sainte-Catherine et des salles de billard enfumées de la Main, des appartements sans eau chaude du Mile End et des bars huppés du centre-ville, un Montréal bigarré où la révolte acharnée d’un jeune homme ne suffira pas à faire tomber les murs entre les communautés.
En ce dimanche matin de l’été 1952, tandis que l’asphalte craquelé de la rue Saint-Dominique semblait frémir sous le soleil de plomb, Melech Adler, assis sur une chaise de cuisine au milieu de son balcon, ses grandes mains marbrées posées sur ses genoux, contemplait l’avenir. Plus tard, dès qu’il aurait terminé son dîner composé de rosbif et de pommes de terre sautées, ses enfants et petits-enfants commenceraient à arriver. M. Adler avait dix enfants, six garçons et quatre filles. Tous sauf les deux plus jeunes – une fille et un garçon âgé de dix-neuf ans – étaient mariés. Et tous les dimanches, les enfants mariés débarquaient avec leur progéniture. Ce dimanche était toutefois particulier : on tiendrait un conseil de famille. En principe, même Noah serait présent. Noah était l’aîné des petits-enfants de Melech Adler. Le fils de Wolf. Wolf était l’aîné de Melech Adler.
Assis sur son balcon, Melech Adler portait une kippa usée. Un numéro du Jewish Star était plié sous son bras et des restes d’œuf s’accrochaient à sa barbe courte et raide. Il baissa les yeux sur les mauvaises herbes qui s’évertuaient à pousser dans les fissures du trottoir et fronça les sourcils. Le garçon sera là, songea-t-il.
Leur querelle datait de plusieurs années déjà.
Noah était né dans la quarante-deuxième année de son grand-père. S’il avait régné avec autorité sur ses enfants, M. Adler avait usé de douceur avec Noah, le premier de ses petits-enfants. En retour, Noah s’était attaché comme une ombre à son grand-père : dans la rue, il bondissait rêveusement devant lui et ne laissait personne d’autre porter son châle de prière. Puis, un jour d’été, alors que Noah avait onze ans, M. Adler l’avait emmené au dépôt de charbon. Il avait autorisé Paquette à lui faire faire une balade dans la Ford et, ensuite, l’avait gâté en lui offrant des oranges, une bouteille de Mammy et des halvas. Au crépuscule, un homme entra dans le dépôt avec une voiturette remplie de ferraille. M. Moore, un vieux client, salua gaiement M. Adler. Celui-ci l’entraîna dans son bureau et, après avoir soulevé l’abattant de son secrétaire à cylindre, prit une bouteille de whisky derrière un grand livre. Puis il posa la bouteille débouchée et un verre propre sur le secrétaire. M. Moore se servit. « À ta santé, Melech », dit l’homme en vidant son verre d’un trait. Puis il se mit à tousser. Des larmes ruisselèrent sur ses joues, et son corps sec, osseux, brisé, frissonna et se couvrit de sueur. Discrètement, Noah se tapit dans un coin. M. Moore avait des yeux inquisiteurs et une bouche insolente. Il se resservit plus généreusement, et cette fois le liquide glissa sans accroc dans son gosier. Après, il rit et assena une claque dans le dos de M. Adler. Celui-ci sourit. Quelques verres plus tard, M. Moore demanda quand sa ferraille serait pesée. M. Adler répondit : « Ne vous tracassez pas, monsieur Moore, mes hommes s’occupent de tout. » Pour M. Adler, marchand de charbon de son état, la ferraille et les vieux pneus n’étaient qu’une activité secondaire. Noah, qui avait peur de l’inconnu et doutait de son grand-père, sortit en douce. Dans la cour, Paquette et son père déchargeaient la voiturette. Il les vit entasser des sacs sur la balance et se hâter d’en cacher d’autres derrière une montagne de sacs de charbon. Ils en vidèrent deux en vitesse et éparpillèrent leur contenu dans le dépôt. Enfin, M. Adler et M. Moore apparurent et se dirigèrent vers la balance. C’est seulement après qu’ils eurent commencé sur un ton plaisant à se chicaner sur le prix que Noah comprit le manège. Il chuchota à l’oreille de son grand-père que Paquette et son père avaient caché plusieurs sacs. Se rembrunissant, son grand-père lui ordonna d’aller l’attendre dans le bureau. Noah, convaincu que son grand-père avait mal saisi, reprit depuis le début. M. Adler le gifla. Noah se détourna et se mit à courir. Il trébucha sur une pierre et perdit l’équilibre. M. Adler le poursuivit, mais Noah, s’étant relevé prestement, sortit de la cour et disparut dans la brunante.
Depuis ce jour-là, les relations entre le vieil homme et le garçon étaient tendues.
« Dans la cour, Paquette et son père déchargeaient la voiturette. Il les vit entasser des sacs sur la balance et se hâter d’en cacher d’autres derrière une montagne de sacs de charbon. Ils en vidèrent deux en vitesse et éparpillèrent leur contenu dans le dépôt. »
Extrait du livre
Installé au balcon sous le soleil impitoyable, M. Adler, repu, se souvint que Noah ignorait – et avait refusé d’entendre – que le goy avait lui-même volé une bonne partie des objets en question, qu’il mêlait de la fonte au cuivre et lestait les sacs de terre. Et que, pendant sa tournée des tavernes, il le traitait, lui, Melech Adler, d’usurier.
Ah, ce garçon, songea-t-il.
Se tortillant sur sa chaise, Melech Adler sentit sur ses lèvres le goût salé de sa sueur et éprouva soudain tout le poids de ses soixante-deux ans. Le plus futé des garçons, Max, avait quitté le dépôt de charbon pour lancer sa propre affaire dans le vêtement. Il avait emmené avec lui Nat, Itzik et Lou : ils connaissaient un beau succès, tous les quatre. Faigel avait épousé une gurnisht, une moins-que-rien, et jamais le mari de Malka ne réussirait à gagner sa vie. Et s’il venait à mourir, lui, qui trouverait un mari pour Ida ? Il aurait pu être la lumière de mes vieux jours. On aurait pu se promener ensemble. Parler. Je lui aurais laissé de l’argent.
Les enfants, qui avaient commencé à arriver après le dîner, se rassemblèrent dans le salon. Assis dans son fauteuil, M. Adler frotta le visage du petit Jonah contre sa barbe. Agglutinés autour de lui, les autres petits-enfants se disputaient bruyamment son attention. De temps à autre, il en saisissait un dans une dans ses énormes mains et, en riant d’un ton bourru, le lançait dans les airs.
Il aurait pu être la lumière de mes vieux jours. On aurait pu se promener ensemble. Parler. Je lui aurais laissé de l’argent.
Extrait du livre
Autour de la table, les femmes sirotaient du thé au citron.
Goldie annonça que son Bernie, touchons du bois, était une fois de plus arrivé premier à l’école. Sarah répliqua que Bernie était un peu pissou, que son Stanley n’avait rien d’un premier de classe, ça non, mais que Nat et elle ne s’en formalisaient pas. Selon Nat, ajouta-t-elle, Henry Ford, oui, ce Henry Ford là, aucun doute possible, avait été un vrai cancre à l’école. Être premier, pour dire les choses en clair, ça ne vaut pas un clou. Point, conclut Sarah. Point à la ligne.
Les hommes faisaient cercle autour de Nat, qui se livrait à une imitation impromptue de James Cagney. Quand Wolf et Leah entrèrent dans la pièce, Nat, pivotant sur lui-même, se pencha et pointa Leah avec son index, comme s’il s’agissait d’une arme : « Je t’ai dans ma ligne de mire, poupée. T’es aussi à découvert que mon compte bancaire, ma jolie. Un geste, et je te plombe. »
Nat n’aimait pas Leah. À cause de l’éducation qu’elle lui avait donnée, Noah se prenait pour le nombril du monde. Elle avait toujours quelque chose à vous reprocher et vous regardait comme si vous étiez un minable.
Nat n’aimait pas Leah. À cause de l’éducation qu’elle lui avait donnée, Noah se prenait pour le nombril du monde.
Extrait du livre
Leah se détourna froidement de Nat.
« Elle m’a eu, dit Nat qui, en se tenant le ventre, se plia en deux. J’suis foutu. Qu’on ramène le procureur. Je vais chanter. Chanter un solo. Chanter un solo si haut qu’on m’entendra du paradis. »
Il s’écroula par terre. Les autres rirent.
Sarah pivota sur sa chaise.
« Cesse de faire l’imbécile devant Pa, Nat. Lève-toi, veux-tu ? Le plancher est humide.
— La voix de son maître », répliqua Nat qui, à quatre pattes, se mit à japper.
Écartant les petits-enfants qui encerclaient son fauteuil, M. Adler posa sur Wolf un regard sombre. Celui-ci réussit à produire un sourire faible, craintif. Puis il détourna les yeux. Ensuite, il passa une main dans ses cheveux noirs bouclés et la regarda fixement.
« Où est le garçon ? Pourquoi es-tu venu sans Noah ? »
Les conversations s’interrompirent d’un coup.
Wolf triturait son veston. Il se tourna vers Leah, qui soutint son regard sans lui fournir le moindre encouragement. Elle avait les yeux rouges et gonflés.
« Je te pose une question ou pas ?
— Il vient pas, Pa. »
Un des petits-enfants, Bernie, laissa entendre un rire nerveux, et Goldie tira d’un coup sec sur son bras. Elle posa un index sur sa bouche et émit une sorte de sifflement.
Aussitôt, Melech Adler se planta devant son aîné, les yeux noirs de fureur.
« Quoi c’est ?
— Pa, je… Pa, c’est pas ma faute, hein ? »
Traduit de l’anglais (Canada) par Lori Saint-Martin et Paul Gagné.