Notre entretien
avec Lori Saint-Martin
Dans votre livre précédent, Pour qui je me prends, vous racontez avoir adopté le français par amour. Dans cet essai, Un bien nécessaire, vous dites être devenue traductrice par amour. En quoi ce livre est-il la suite du premier et en quoi en diffère-t-il ?
Tout mon parcours intellectuel et créatif m’est venu par amour – j’ai eu beaucoup de chance !
J’ai écrit Pour qui je me prends très librement, laissant surgir les mots et les images de ma vie entre les langues. L’une des idées qui revenaient était celle de la traduction comme mouvement entre les langues et les mondes, comme passage de mots et d’émotions. J’ai mis de côté ces pages, trop loin du propos autobiographique de ce livre, et elles sont devenues le noyau d’une section d’Un bien nécessaire.
Ce que les deux livres ont en commun, c’est donc ma passion pour les langues et pour les passages entre elles.
Extrait de l’entretien
Je vois donc les deux livres comme un diptyque : Pour qui je me prends porte sur mon parcours linguistique et personnel, mon rapport à ma mère et à l’idée de langue maternelle. Un bien nécessaire est un essai libre et personnel sur une seule dimension de cette question, la traduction, vue à la fois de plus près, avec beaucoup d’exemples concrets de phrases difficiles à rendre, et de plus loin, dans les grandes tendances, comme les rapports de force entre le Québec et la France, le fait de traduire à quatre mains ou encore la question de savoir ce qu’est une bonne traduction. Je parle de la traduction en tant que praticienne passionnée et comme écrivaine, non comme universitaire ou comme théoricienne – je joue avec des images et des métaphores plutôt que des concepts.
Ce que les deux livres ont en commun, c’est donc ma passion pour les langues et pour les passages entre elles. Ils sont complémentaires, mais en même temps complètement différents.
D’entrée de jeu, vous souhaitez changer la mauvaise réputation de la traduction, que l’on dit menteuse, traîtresse et tricheuse. Au contraire, vous souhaitez en présenter une image positive, en allant même jusqu’à affirmer que la traduction ajoute toujours quelque chose à l’œuvre originale. Vous attendez-vous à être critiquée pour cette audacieuse prise de position ?
On entend souvent : « Je n’ai pas aimé ce livre, ça doit être la faute de la traduction ! », alors que personne ne dit jamais : « J’ai adoré ce livre, ça doit être grâce à la traduction ! » Autrement dit, la traduction ne peut être qu’un problème, un sujet de méfiance et de plaintes. Pour moi, au contraire, la traduction est beauté et plénitude. Je lis couramment trois langues (français, anglais, espagnol), mais dès qu’on arrive à l’italien ou au portugais, je suis perdue. Et que dire de l’allemand, du japonais, de l’hindi, du wolof ou du quechua ? Il n’existe pas de traduction parfaite, pas plus qu’il n’existe d’original parfait, mais j’aime infiniment mieux avoir quatre-vingt-dix-huit pour cent du livre original – à supposer que quelques nuances manquent – que le zéro pour cent que j’aurais sans le travail minutieux et souvent inspiré d’une personne qu’on a chargée de le traduire pour moi. Je m’étonne que les gens ne voient pas la question de cette façon : la traduction nous offre les œuvres du monde, c’est un cadeau royal.
Pour moi, la traduction est beauté et plénitude.
Extrait de l’entretien
Dans le dernier chapitre, vous abordez la question identitaire en revenant sur la controverse autour de la traduction d’un poème d’Amanda Gorman. Certains pensent qu’une autrice blanche ne devrait pas traduire une autrice noire, d’autres diront que le professionnalisme doit l’emporter sur l’identité. Vous apportez une réponse beaucoup plus nuancée à la question « Qui peut traduire qui ? ». Vous qui avez traduit des œuvres de tous les horizons, qu’aimeriez-vous ajouter à ce débat ?
Je renvoie au livre pour ma réponse, que j’ai justement voulue nuancée : la question des affinités d’écriture et de traduction est complexe. Je crois qu’on peut bien traduire un livre (ou passer à côté) pour toutes sortes de raisons tant identitaires (j’appartiens au même groupe social que l’autrice du livre) qu’intellectuelles et artistiques (j’ai des affinités avec son style, son propos). Les deux types de raisons peuvent converger ou non. Par ailleurs, le monde de la traduction, comme celui de l’édition en général, est très blanc et cette situation ne peut pas durer. On vit une période de changement rapide et c’est très bien ainsi.
On entend souvent : « Je n’ai pas aimé ce livre, ça doit être la faute de la traduction ! », alors que personne ne dit jamais : « J’ai adoré ce livre, ça doit être grâce à la traduction ! »
Extrait de l’entretien
Quand vous traduisez un texte, vous êtes aussi une autrice, car vous devez trouver le style, le ton qui s’impose. Peut-on dire que le métier de traductrice vous a formée comme autrice ?
Écrire son propre livre, c’est aussi le « traduire » : faire passer des images et des idées vers une forme d’expression extérieure, intelligible et partagée. Dans mon cas, la création est venue en premier : très jeune déjà, avant de savoir que la traduction existait, je voulais écrire, et j’ai publié mon premier recueil de nouvelles avant de cosigner ma première traduction. Par la suite, les deux démarches ont évolué en parallèle, et il est certain que chacune a influencé l’autre. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de signer ses propres œuvres pour bien traduire – je réfléchis longuement à cette question dans le livre –, mais la discipline de la traduction, le travail de la langue dans toutes sortes d’accents et de tonalités, peut certainement nous conduire à mieux écrire.