Marie-Claire Blais (1939-2021)Hommage

Dans ce monologue intérieur, la romancière raconte
la nature conflictuelle de la vie d’écrivain.

Naissance de Rebecca
à l’ère des tourments

Extrait

[…] et cela avait vingt ans et écrivait des livres, pensait Daniel, et cela était buté et incompréhensible, cela s’appelait Augustino, hier un gentil enfant, soudain un homme long et frêle et encore tout bouclé, moins beau que son frère Samuel, avec son nez qu’il jugeait trop proéminent, quant aux boucles, elles étaient si épaisses, peu soyeuses, les mains d’Augustino y fourrageaient sans cesse, munies de crayons et de stylos, peut-être en grandissant trop vite s’était-il enlaidi, ou sa beauté était autre, pensait son père, mais voilà il n’aurait jamais dû faire publier ce livre, Lettre à des jeunes gens sans avenir, ce n’était pas digne de Daniel d’avoir un fils écrivant des choses aussi désespérées, un fils incompris peut-être mais si différent de lui et qui était en plus comme son père, un écrivain, c’était un outrage, c’était, Daniel ne pouvait qualifier ce qu’il éprouvait devant ce fils qu’il ne reconnaissait plus, où était ce temps de la paternité orgueilleuse, quand, ayant quitté New York pour une île retirée, croyant faire bénéficier ses enfants d’un air plus salubre, près de la mer, dans les Caraïbes, il longeait, sous les palmiers dans le parfum du jasmin, le cimetière des Roses aux feuillages hirsutes sur les tombes, parmi les coqs, regardant, avec des débordements de joie paternelle, de sa jeunesse, Samuel, âgé de huit ans, qui marchait aux côtés de sa mère, la nuque, le dos droits, et le petit Augustino à qui il avait apprisses premiers pas, Augustino, son deuxième fils, précoce et doux, bien que très vite il posât à son père ces questions qui l’intriguaient, la guerre de janvier a-t-elle commencé, papa, à quoi bon se brosser les dents si on meurt demain, dans une explosion, si demain nous n’avons plus de maison, ni de chien pour nous protéger, ce n’était déjà pas un fils comme un autre, mais de là à penser qu’il serait un jour écrivain, et qu’il aurait ce succès, cette réussite inattendue avec sa Lettre à des jeunes gens sans avenir, de là à croire que ce temps n’était déjà plus, où tard la nuit il discutait d’environnement plus sain et de littérature avec Tchouan et Olivier, Olivier qui avait été l’un des rares sénateurs noirs élus, leur fils Jermaine, aux yeux bridés, comme sa mère, n’avait-il pas huit ans lui aussi et dormait avec Samuel dans un hamac, venu dans l’Île pour écrire, Daniel serait souvent moins dramaturge qu’écologiste, avec Olivier et Tchouan, il serait ce samouraï écologiste dont parlait son père, dans sa lutte forcenée pour purifier les eaux de la Côte du Corail, non, il n’écrirait pas ses drames en paix, trop de drames politiques et sociaux le hantaient, au dehors, et c’est en pensant à Augustino qu’il s’était privé du recueillement de l’écriture, de cette paix qu’il était venu chercher ici, pour Augustino, l’avenir de ces jambes graciles de l’enfant qu’il voyait, gambadant avec maladresse dans le cimetière des Roses, demandant à son père, pourquoi, papa, pourquoi, et Augustino à vingt ans osait écrire que cet avenir était peu probable, tuant ainsi père et mère, non, il fallait protester, parler à ce garçon, le remettre dans la bonne voie, mais quelle était cette bonne voie, Daniel à près de cinquante ans le savait-il lui-même, il eût mieux valu qu’il fût comme Jermaine, très sportif, aimant les voitures, les très belles femmes, mais Augustino, qui était Augustino, Daniel se souvenait-il lui-même de sa jeunesse folle, c’était ainsi, la jeunesse contenait un venin qu’il fallait expulser, et ce venin, pour Augustino qui évitait soigneusement l’alcool et les drogues, n’était-il pas déjà plus méritoire que ne l’avait été son père à son âge, ce venin, c’était pour Augustino un pessimisme outré, une tournure de pensée si sombre, une doctrine de la noirceur que même le philosophe Schopenhauer eût dosée d’un horizon plus clair et nuancée de teintes plus lumineuses, car Schopenhauer croyait en l’avenir de l’humanité, pensait Daniel, de n’avoir aucune confiance en nos vertus humaines, peut-être avait-il raison, on pouvait penser aujourd’hui que l’homme était essentiellement mauvais si l’on observait ses actes, mais cet enfant, Augustino, n’était pas le prophète philosophe, considérant le monde et les hommes, c’était Augustino dormant dans un hamac aux côtés de Jermaine, ou jouant au ballon avec son père, sur une plage le soir, c’était le jeune garçon que Daniel avait perdu, il ne savait comment, à mesure que grandissait Augustino, son père avait vu en lui, dans une progression de rêves qui l’honorait, Augustino reçu premier à une école des sciences, puis Augustino à une chaire de recherche en biophysique, l’université ne serait-elle pas pour lui un foyer d’innovation, serait-il l’inventeur de quelque outil biologique, guérirait-il par sa découverte thérapeutique la maladie d’Alzheimer, c’est dans cette flatteuse lumière que Daniel l’avait aperçu, et soudain Augustino, comme s’il fût mal luné, écrivait aux jeunes gens de sa génération, le temps approche, mes amis, où nous ne serons que des NIP, on aura implanté en chacun de nous une puce électronique miniature qui permettra au Grand Maître de chaque nation de nous identifier, nous ne serons pas les premières personnes soumises à cette implantation, d’abord les criminels, les délinquants, les apatrides, dont les droits juridiques existeront à peine, nous serons les uns comme les autres sans visages, sans noms, victimes d’un siècle technologique qui nous aura vite tous anéantis, puis Daniel levait les yeux du livre d’Augustino, comment avait-il éduqué son fils, lui, Daniel, pour qu’il en vînt à penser ainsi, à voir en lui-même une implantation, ce fils, d’un appareil informatique, à quelle frontière l’être humain s’était-il évanoui […]