Monique ProulxEnlève la nuit

Un personnage porté par la bienveillance, la curiosité de l’autre et l’envie de goûter à la liberté.

Notre entretien
avec Monique Proulx

Dans votre roman Enlève la nuit, le narrateur est un jeune homme qui commence une nouvelle vie à l’âge de vingt et un ans. Qu’est-ce qui le pousse à vouloir changer de vie?

On ne connaîtra que quelques détails de la vie d’avant de Markus, de ce qu’il appelle là-bas : une communauté très fermée avec laquelle il a coupé tous les ponts, par désespoir et par instinct de survie. II n’est pas important de savoir précisément de quoi il s’est enfui, bien qu’il nous en livre des indices réticents par moments. L’essentiel, pour moi, n’est pas de porter un jugement sur quelque communauté religieuse qui soit, mais de mettre en scène un héros unique et frais, quelqu’un qui vient littéralement au monde à vingt ans, en ignorant les codes de l’univers dans lequel il vient de plonger. Pour un être qui a à vivre cette aventure – et j’en ai rencontré quelques-uns – c’est une expérience à la fois fabuleuse et terrifiante. Pour un écrivain aussi.

Markus est candide, Markus est reconnaissant d’être jeune et vivant, Markus est encore imprégné de valeurs hautes qui n’ont rien à voir avec le matérialisme et le cynisme ambiants.  À travers ses yeux, on circule dans notre monde dit libre comme dans un film absurde et comique, où les bien et les mal nantis ne sont pas si différents les uns des autres, tous en proie à la méfiance, tous courant vers des buts anecdotiques qui les affament plutôt que de les nourrir.

Votre personnage, Markus, apprend à connaître Montréal en fréquentant les rues et les refuges. L’âme de Montréal traverse toute votre œuvre. Que souhaitiez-vous montrer en nous entraînant parmi les plus démunis ?

Nous sommes en grande partie des individualistes bien nantis, malgré nos principes vertueux. Nous n’aimons pas les pauvres. Nous aimerions qu’ils disparaissent comme par magie – du moins de notre vue. Nous détestons les croiser dans nos rues favorites la main tendue vers nous, déguenillés et certainement sales, se permettant par-dessus le marché d’être souvent ivres et hilares – comme c’est le cas des sans-abri inuits, les êtres les plus ouvertement joyeux qu’on puisse rencontrer.

Le problème, c’est qu’il y aura toujours des pauvres, et qu’il y en aura de plus en plus. Comme il y aura de plus en plus dans les rues et ailleurs d’êtres poqués, mal adaptés à un système saturé et insupportable, incapables d’affronter ce qui est peut-être tout simplement inaffrontable. J’ai eu la chance de m’enfuir par l’écriture, et même de vivre ma vie sans avoir besoin de m’intégrer à tout prix dans le marché et les asociaux réseaux sociaux. Mais c’est un privilège, rare comme tous les privilèges.

Les démunis sont les canaris dans la mine, ceux qui nous révèlent que la vie devient de plus en plus irrespirable.

Comment ne pas les voir, ne pas les montrer, quand on prétend parler de ville et de Montréalais? Le devoir le plus élémentaire, le plus convenable qui nous échoit quand on est un privilégié, c’est de ne pas détourner les yeux. C’est ce que je fais, chaque fois que j’écris sur la ville. Et j’entraîne mes lecteurs avec moi.


Les démunis sont les canaris dans la mine, ceux qui nous révèlent que la vie devient de plus en plus irrespirable.

Extrait de l’entretien


 

L’amitié tient un rôle particulièrement important dans la vie du jeune Markus. Ou devrait-on dire la fraternité? En tout cas, on sent la solidarité assez importante entre les personnages. Qu’est-ce qui vous a amenée à écrire sur la solidarité et l’entraide?

À vrai dire, il n’y a que ça. Sans solidarité et sans entraide, aucun monde n’est viable. Même le nôtre, imparfait et implacable comme je viens de le dire, tient par la peau des dents grâce à la fibre fraternelle de l’humanité. C’est sans doute un très vieux vestige de sagesse, une intuition qui nous reste à travers le chaos de l’individualisme : on forme un ensemble, un puzzle aux milliards de morceaux qui est fait pour se réunir mais qui n’y parvient que par moments, et ça s’appelle alors la paix, ou la bienveillance, ou l’amour.

Markus appartenait à une communauté fermée qu’il a fuie de toutes ses forces. N’empêche, aussitôt libre, aussitôt seul, il n’a de cesse de se rapprocher des autres, d’abord avec Charlie Putulik, ensuite avec les êtres brisés de la Maison pour itinérants, puis avec Abbie et Raquel, avec qui il partage le même passé. Et ça culmine un jour, après une sorte d’intuition exaltée, avec ce projet à la fois magnifique et fumeux dans lequel il entraîne Abbie et Raquel: ils ont connu la Flamme, malgré leur passé commun et grâce à lui, ils doivent maintenant la transmettre coûte que coûte au monde dit libre, qui se meurt d’obscurité et de solitude.


Tout est affaire de beauté et de musique.

Extrait de l’entretien


Un autre thème qui ressort à la lecture du roman est l’intégration par le savoir. On sent, chez votre personnage, cette forte volonté de parler, d’écrire et d’apprendre en français. Est-ce votre amour de la langue et de la culture québécoises qui s’exprime à travers lui?

Tout est affaire de beauté et de musique. J’écris de la fiction, j’invente des histoires, mais je n’écris au fond que pour accéder à la beauté, pour transmettre de la beauté. La langue est la glaise avec laquelle je sculpte mes objets à moi. Si je n’étais pas née ici, cette langue ne serait pas le français, et c’est cette autre langue qui me servirait de glaise pour sculpter de la beauté. Je ne suis pas une défenseure de la langue, je suis une défenseure de la beauté. L’écriture est toujours mon personnage principal, celui qui me permet d’accéder au cœur de mes histoires et de mes protagonistes. Les romans tels que je les conçois s’arc-boutent d’abord sur l’écriture, même s’ils racontent une histoire. J’ai un rapport à la fois jouissif et douloureux avec cette langue qui est mienne, le français en l’occurrence, parce que j’aime la mettre à ma main tout en exaltant ses virtuosités, et qu’elle ne se laisse pas toujours faire.

Je me suis donné un grand plaisir avec Markus, en l’imaginant doué pour le verbe et l’expression, mais encore néophyte en français. Il a plein de choses à raconter sur sa vie nouvelle, il joue comme un enfant avec les mots, il en invente parfois, il les mord et les triture, car c’est un écrivain – un écrivant – qui s’ignore encore et qui est en train de le devenir sous nos yeux.