Étienne-Alexandre BeauregardLe Schisme identitaire

Un essai audacieux qui considère l’identité
comme la question essentielle de notre temps.

Notre entretien
avec Étienne-Alexandre Beauregard

Votre livre avance l’idée d’une guerre culturelle au Québec. Quels sont les camps opposés et comment livrent-ils bataille?

Le concept de guerre culturelle désigne une situation politique dans laquelle deux camps se font face non pas comme deux réponses à une même question, mais comme deux visions irréconciliables de l’identité et de l’histoire. Contrairement à l’époque du débat sur la souveraineté, il n’y a plus de consensus sur une certaine idée du Québec et de son histoire, idée qui légitimait la quête de plus de pouvoirs, à l’intérieur du Canada ou comme pays indépendant. Désormais, c’est le droit des Québécois de s’affirmer chez eux, de défendre leur identité à l’aide de leur État-nation, qui est remis en question. D’un côté, on retrouve donc le camp nationaliste, héritier du consensus de la Révolution tranquille, qui croit toujours que les Québécois ont une belle histoire, que leur identité n’est pas honteuse et qu’ils peuvent la défendre en légiférant sur le français, sur la laïcité ou en diminuant l’immigration, par exemple. De l’autre côté, le camp multiculturaliste, dans la lignée de Pierre Trudeau, voit cette affirmation d’un très mauvais œil et lui préfère un pluralisme salvateur, qui pourrait expier l’obscurantisme et l’oppression que contiendrait l’histoire du Québec. Cette guerre culturelle ne se mène pas uniquement dans la joute politique, elle est omniprésente dans les médias, chez les intellectuels et dans tous nos débats de société.


Contrairement à l’époque du débat sur la souveraineté, il n’y a plus de consensus sur une certaine idée du Québec et de son histoire.

Extrait de l’entretien


Vous voyez dans le référendum de 1995 un changement de paradigme dans l’histoire du Québec. En quoi consiste ce changement?

L’échec du référendum de 1995 a marqué un véritable basculement dans notre histoire, mais surtout dans notre manière de voir celle-ci. Les paroles tristement célèbres de Jacques Parizeau ont permis aux adversaires du mouvement national de le caricaturer injustement et d’imposer leur récit sombre de l’histoire du Québec. Selon cette vision, la nation francophone, avant d’être une minorité à l’échelle continentale, constituerait une majorité écrasante et oppressive, toujours susceptible de dérives dangereuses. Ce récit est parvenu à s’imposer dans la conscience collective, à un point tel que les souverainistes ont longtemps senti le besoin de lui donner du crédit en acceptant tacitement que leur propre position était intolérante et sulfureuse et en cherchant à la vider de son sens. C’était ainsi jusqu’à ce que la crise des accommodements raisonnables permette l’émergence de la question identitaire et, avec elle, celle d’un nationalisme décomplexé qui est présentement l’un des deux belligérants de la guerre culturelle.

Vous décrivez aussi la nouvelle gauche, qui s’appuie sur une éthique du care. Quel est l’effet de ces discours sur la société québécoise?

L’éthique du care, ou de l’altérité, comme j’aime à l’appeler, est issue de la pensée féministe américaine. Contre l’éthique de la loyauté, celle du nationalisme, qui appelle à l’unité du corps social autour d’une seule appartenance nationale, cette pensée cherche plutôt la fragmentation, en valorisant les sous-groupes qui existent au sein de la nation et non ce qui les rassemble. Comme avec les soins de santé, que l’on prodigue seulement aux malades et aux plus vulnérables qui en ont besoin, cette éthique pense la reconnaissance en corrélation directe avec le statut victimaire de celui qui la réclame: se présenter comme marginalisé ou opprimé est devenu le meilleur moyen d’être écouté. L’effet premier de cette éthique de l’altérité, comme son nom l’indique, est une survalorisation de tout ce qui est perçu comme «autre» à la collectivité nationale, au détriment de la promesse d’universalité et de rassemblement de cette collectivité. Bien sûr, quand on sait que la similitude est, de manière irréductible, le fondement du lien social et de la cohabitation entre citoyens, il y a lieu de s’inquiéter pour la cohésion sociale, mais aussi pour la capacité de la nation québécoise à perdurer alors que l’on appelle ouvertement à son éclatement.


Le défi pour les nationalistes consiste à imposer leurs idées comme incontournables, de telle sorte que leurs adversaires multiculturalistes n’aient pas le choix de mettre de l’eau dans leur vin pour gagner des élections et demeurer politiquement acceptables.

Extrait de l’entretien


Comment entrevoyez-vous l’avenir politique du Québec? Quels choix s’offrent aux Québécois pour les prochaines élections?

La présente guerre culturelle se joue comme un véritable bras de fer politique. Deux imaginaires, deux éthiques, deux visions du Québec et de son histoire tentent chacun de s’imposer dans l’espace public pour dicter les règles du débat politique. Par chance, en démocratie, le peuple demeure le dernier contre-pouvoir, et le principal espoir des nationalistes s’ils veulent chasser pour de bon le mauvais sort qui les afflige depuis 1995 et définir à nouveau l’imaginaire national. Depuis 2018, la victoire et la popularité de la CAQ contribuent à normaliser le nationalisme. Par contre, on aurait tort de penser qu’il est devenu hégémonique pour autant: il suffit pour s’en convaincre de voir le barrage médiatique et intellectuel lorsque François Legault refuse d’augmenter l’immigration ou de reconnaître l’existence d’un prétendu «racisme systémique». Le défi pour les nationalistes consiste à imposer leurs idées comme incontournables, de telle sorte que leurs adversaires multiculturalistes n’aient pas le choix de mettre de l’eau dans leur vin pour gagner des élections et demeurer politiquement acceptables. Il s’agit donc de ne pas céder un pouce, de tenir bon au bras de fer qui a lieu présentement, pour forcer le camp multiculturaliste à se rapprocher progressivement de l’opinion majoritaire. Cette lutte se poursuivra assurément sur plusieurs élections, mais celui qui fera plier le camp d’en face obtiendra de fait les clés de l’avenir du Québec.