Scott ThornleyJusqu’à la moelle

Quand une atrocité en cache une autre plus horrible encore.

Extrait

Deux meurtres brutaux. Deux crimes sans liens apparents. Deux victimes difficiles à identifier. Et une double enquête menée par un MacNeice plus vulnérable que jamais, qui aura du mal à mettre ses sentiments de côté. Dans cette nouvelle enquête, Scott Thornley n’épargnera rien à son inspecteur et à la police de Dundurn.

En ce matin de mars, alors que l’herbe était couverte de givre, James «Salty» Conner, un ancien employé des services de la voirie, se trouvait sous un pin du côté est de la grande promenade. Il était allongé sur trois couches de carton ondulé et emmitouflé dans un sac de couchage vert foncé offert par le centre d’hébergement catholique. Le personnel le lui avait donné après que Salty eut expliqué qu’il se sentait plus en sécurité dans la rue que parqué dans le dortoir de Dieu, entouré de drogués et d’alcooliques.

Le jour ne devait pas se lever avant une heure, mais Salty avait le sommeil léger, et le couinement d’une roue suffit à le réveiller. Il fouilla dans la poche de son pantalon à la recherche du canif dont le manche était orné de l’image défraîchie d’un cavalier de la police montée. Il déplia la lame. Le grincement s’intensifiait et Salty craignait que la toux qu’il avait soignée toute la semaine ne le trahisse. Il réprima un toussotement, se retourna et jeta un coup d’œil hors de son refuge au ras du sol.


Pourquoi ce type avait-il abandonné le chariot ici? S’il comptait se débarrasser du sac, pourquoi l’homme l’avait-il apporté dans le parc?

Extrait du livre


À un mètre de là, sur le sentier, il vit apparaître les jambes d’un homme. Salty retint sa respiration, craignant d’être trahi par son souffle dans l’air glacé. L’inconnu quitta le sentier et traversa la pelouse givrée, tirant un chariot rouge garni de ridelles en bois qui contenait un grand sac. Salty se redressa sur un coude pour mieux voir. Il trouvait étrange qu’un clochard se serve d’un chariot d’enfant alors qu’un panier d’épicerie aurait été beaucoup plus pratique. Il plissa les yeux pour mieux distinguer l’homme qui tirait le chariot. Il faisait trop sombre pour discerner son visage, mais ce qu’il vit l’inquiéta. L’inconnu regardait autour de lui, comme pour s’assurer qu’il était seul. Il arrêta le chariot, lâcha la longue poignée noire, ajusta le paquet et s’éloigna en coupant à travers les arbres vers Gage Avenue.

Comme la plupart des gens qui vivent dans la rue, Salty protégeait jalousement ses quelques effets personnels. Pourquoi ce type avait-il abandonné le chariot ici? S’il comptait se débarrasser du sac, pourquoi l’homme l’avait-il apporté dans le parc? Il aurait pu l’abandonner dans Main Street et personne ne s’en serait soucié. Salty referma le couteau, mais ne le rangea pas. Il voulait être certain que l’homme ne reviendrait pas avant d’aller voir ce qu’il y avait dans le paquet.

Il n’avait aucune intention de s’assoupir, mais c’est ce qui arriva. Un peu plus tard, réveillé par le bavardage des moineaux perchés dans l’arbre au-dessus de lui, Salty sortit de sa poche de manteau des lunettes à monture métallique rafistolées avec du ruban adhésif et examina de nouveau le chariot. Dans la lumière de l’aube, la cargaison renvoyait des reflets argentés.

Peut-être qu’il s’agissait de ces tuyaux d’aluminium qu’on utilise pour les conduits de ventilation, pensa Salty. On peut facilement les aplatir avec les pieds et les vendre à la ferraille. Il parcourut des yeux la ligne d’arbres de l’autre côté du sentier et le parterre gazonné à la recherche du moindre mouvement. Le givre fondait tout doucement, mais le souffle de Salty était encore visible. Il se leva et s’étira longuement de façon exagérée, au cas où on l’aurait observé. Il enleva sa tuque, frotta son cuir chevelu et gratta les cheveux blancs et clairsemés à l’arrière de sa tête. Puis il se pencha pour replier son sac de couchage, de peur qu’il prenne l’humidité.

Il s’approcha lentement du chariot. À moins de cinq mètres, il exclut la possibilité qu’il puisse s’agir de tuyaux d’aluminium, sans pour autant comprendre ce qu’il avait sous les yeux. Il changea de direction pour en scruter le flanc. La lumière traversait les branches des arbres à l’est, mais, même sous cet angle, il lui fut impossible de préciser la nature du chargement. Tout en maintenant sa distance, Salty abrita ses yeux du soleil. Lorsque l’éblouissement se fut estompé, Salty vit le chargement bouger.

Il fit un bond en arrière, laissant échapper un profond cri rauque. Le paquet s’immobilisa. Salty s’avança de quelques pas. Après avoir enfilé ses lunettes, il se pencha vers l’avant pour mieux étudier le paquet argenté.


Il s’agissait de duct tape enroulé autour d’un individu, au point de le retenir prisonnier. Seuls les yeux et les narines avaient été épargnés. Les yeux clignèrent et s’ouvrirent tout grands; le corps s’agita légèrement, mais n’aurait pas effrayé une mouche.

Extrait du livre


Il s’agissait de duct tape enroulé autour d’un individu, au point de le retenir prisonnier. Seuls les yeux et les narines avaient été épargnés. Les yeux clignèrent et s’ouvrirent tout grands; le corps s’agita légèrement, mais n’aurait pas effrayé une mouche.

Salty s’approcha davantage. Des larmes coulaient des yeux et tombaient en cascade sur le duct tape, s’accumulant sur les bords du ruban. Salty savait reconnaître la peur quand il la croisait, mais là, c’était bien pire. Il se racla la gorge pour chasser les mucosités du matin et leva une main.

— OK, m’sieur, OK. J’vas aller chercher qu’qu’un. Attendez deux minutes.

Salty hocha la tête plusieurs fois avant de se retourner et de partir au demi-trot vers Main Street. Il s’arrêta, hésita et revint vers son sac de couchage. Il le ramassa, le défit et se précipita vers le chariot pour le draper sur le corps. Il se pencha vers les yeux du prisonnier.


 

Des larmes coulaient des yeux et tombaient en cascade sur le duct tape, s’accumulant sur les bords du ruban. Salty savait reconnaître la peur quand il la croisait, mais là, c’était bien pire.

Extrait du livre


— Ça va vous réchauffer. OK, j’vas chercher de l’aide.

En arrivant dans Main Street, Salty fit signe à un taxi de s’arrêter. Il dit au chauffeur d’appeler une ambulance et la police. Le chauffeur le regarda d’un air soupçonneux, mais appela son répartiteur avant de redémarrer. Salty fit les cent pas sur le trottoir en attendant.

Cinq minutes plus tard, un camion de secours de Dundurn longeait Main Street à toute vitesse. Salty lui fit signe de s’arrêter et se retrouva rapidement entouré de quatre pompiers, dont un qui portait un grand sac bleu.

William Doolittle, le capitaine de l’équipe, dit à Salty:

— Beau boulot. Vous avez fait ce qu’il fallait. Vous l’avez abrié avec votre sac de couchage?

— Ouain, j’ai pensé qu’ça l’garderait au chaud. Y est tout nu là-dessous, j’pense.

— D’accord, on va le récupérer pour vous. Pour l’instant, restez à l’écart. Compris?

— Oui, oui, j’comprends. J’suis cassé, mais j’suis pas débile.

Joe Calleja, l’un des pompiers, s’accroupit devant le chariot pour regarder la personne immobilisée droit dans les yeux.

— Houla! On dirait une momie. Si c’est une blague, elle est tordue pas à peu près.

Il se tourna vers les hommes qui patientaient derrière lui, leurs casques relevés sur la tête.

— Passez-moi les ciseaux chirurgicaux, ceux dans la deuxième poche.

Doolittle défit la fermeture éclair du sac médical et récupéra les ciseaux. Il les tendit à Calleja et se pencha pour établir un contact visuel avec la victime.

— Le seul moyen d’y parvenir, mon vieux, c’est d’enlever le duct tape d’un coup sec. Ça va faire un mal de chien partout où vous avez des poils, alors restez zen.

Les yeux clignèrent et l’homme se mit à gémir. Doolittle était surpris qu’il puisse encore respirer et, à plus forte raison, émettre le moindre son.


Les yeux clignèrent et l’homme se mit à gémir. Doolittle était surpris qu’il puisse encore respirer et, à plus forte raison, émettre le moindre son.

Extrait du livre


— OK, je vais commencer par couper autour de votre cou, pour que vous puissiez respirer plus facilement. Ensuite, je vais passer entre vos genoux. Compris?

Les yeux clignèrent rapidement et les gémissements devinrent affreux.

— Mmm, mmm, mmm.

— Si j’ai bien compris, vous voulez que je me grouille.

— Mmm, mmm, mmm.

Depuis Main Street, deux policiers en uniforme traversèrent le gazon en courant, suivis de deux ambulanciers qui poussaient un brancard.

Calleja fit craquer ses articulations, enfonça un doigt dans la petite ouverture et l’élargit avant d’insérer les ciseaux. Non sans difficulté, il découpa un lambeau d’une dizaine de centimètres.

— J’hallucine: il doit y avoir quatre couches de c’te cochonnerie-là. J’y arriverai pas avec les ciseaux.

Une puissante odeur d’ammoniac émana de la brèche.

— Vous vous êtes pissé dessus?

Un battement des paupières.

— Ça arrive. J’aurais fait pire.

Il élargit la fente, puis il glissa les deux mains dans l’ouverture.

— OK, c’est là que vous allez penser à des choses agréables. Ça va faire mal en crisse, mais je vais faire vite.

Un battement plus rapide des paupières.

Calleja tira les rabats vers l’extérieur, fort et vite.

Tous l’entendirent. Le gars enroulé dans le duct tape aussi. Un tintement métallique.

Doolittle et le gars dans le chariot furent les seuls à comprendre ce que signifiait ce tintement.


Traduit de l’anglais (Canada) par Éric Fontaine.
Livre publié dans la collection « Boréal Noir ».