Louise DesjardinsLa Fille de la famille

Le parcours d’une femme qui répond à l’appel de la liberté
et d’une vie pleinement vécue.

Extrait

Avec une délicieuse ironie, sans jamais forcer le trait, Louise Desjardins nous invite à parcourir cet étrange pays qu’est le Québec des années 1960 et 1970 à travers le regard candide de son héroïne.

Je suis convoquée de nouveau au bureau du directeur. J’y vais pendant la pause en espérant avoir obtenu la permission d’enseigner Madame Bovary, mais à la tête de mort qu’il me fait, je devine que c’est loin d’être le cas. Asseyez-vous, mademoiselle, j’ai quelque chose de très grave à vous dire. Vous avez pas eu l’autorisation de l’évêque, c’est ça? Ah non, mademoiselle, je n’ai pas encore eu le temps de m’en occuper. Peut-être que ce ne sera pas nécessaire non plus, au bout du compte… Voilà, c’est tout à fait autre chose. Hum… C’est délicat, ça vous concerne personnellement. Hum… J’ai entendu dire que vous viviez en concubinage avec un professeur de l’école secondaire. Est-ce exact? Je le dirais pas comme ça, mon père, mais c’est vrai que je reste avec mon amoureux. Chère mademoiselle, vous n’êtes pas sans savoir que cette façon de faire n’est pas en conformité avec la morale de l’Église, que c’est un péché grave. Le séminaire ne peut en aucun cas tolérer qu’un professeur vive ainsi en concubinage. J’ai pas vu de clause comme ça dans le contrat, mon père. C’est une question d’éthique, mademoiselle. J’ai beaucoup réfléchi et, après avoir consulté mes confrères, j’en suis arrivé à vous proposer trois avenues possibles.

Ah oui? Lesquelles?

Le directeur flatte lentement une lettre qu’il déplie sur son bureau.

Voilà, redit-il solennellement. Soit que vous vous trouviez un appartement pour vous seule dans les prochains jours, soit que vous épousiez votre ami dans les prochaines semaines, soit que vous signiez cette lettre de démission que j’ai préparée pour vous.

Je ne dis rien, je me demande si je rêve ou si j’ai bien compris. Il semble s’en rendre compte, il me répète tout cela sans broncher. Je parviens à lui demander combien de temps j’ai pour y penser.

Mes confrères et moi aimerions avoir votre réponse dès demain matin, mademoiselle. Vous pouvez prendre congé pour le reste de la journée afin de mieux réfléchir. Mais, mon père, j’ai passé la soirée d’hier à préparer mon cours sur Aragon, je voudrais bien le donner. Dommage, mais nous, nous préférerions que vous vous absentiez jusqu’à demain. Ce sera tout pour ce matin.

Je reviens à la maison en méditant sur le mot concubinage. Le dictionnaire dit : qui couche avec. La religion dit : sans être marié, comme un gros péché. Dès qu’Aimé arrive, je me précipite pour tout lui raconter. C’est pas compliqué, chérie, on va juste se marier, dit-il sans hésiter, c’est la meilleure solution, en fait. Je ne suis pas chaude à l’idée de me marier à l’église. Ça change rien, voyons, chérie, on est bien ensemble, on prendra ça au jour le jour. Arrête de t’en faire, c’est pas grave. Je sais qu’à Montréal il y a des curés qui font des mariages presque civils, pas de messe, pas de communion. Un mariage, ça coûte cher, tu sais bien qu’on a pas d’argent pour ça. J’ai même pas eu ma première paye. On va s’arranger. Pense que, si tu déménages, ça va te coûter plus cher. Si tu perds ta job, ça va être encore pire.

Mon amoureux se met soudain à genoux pour me demander officiellement en mariage. Je lâche prise, c’est si émouvant, mais je reste un peu inquiète. Comment je vais annoncer ça à mes parents? Y savent même pas que je vis avec toi, que je suis allée en Europe avec toi cet été. C’est pas si simple.

Aimé garde son calme. T’énerve pas, chérie, tu t’énerves pour rien, tes parents vont bien finir par se faire à l’idée. On va commencer par prendre un rendez-vous à la cathédrale de Montréal, ils ont l’habitude des mariages pas trop catholiques. Plein d’artistes se sont mariés là, mes parents m’ont dit ça.

Je n’arrive pas à dormir, je ne veux pas me marier, pas tout de suite. Arrête de bouger comme ça, me dit Aimé, tu m’empêches de dormir. J’aime pas que la religion m’oblige à me marier. C’est pas grave, chérie, on est bien ensemble, c’est l’amour qui compte.


Je n’arrive pas à dormir, je ne veux pas me marier, pas tout de suite. […] J’aime pas que la religion m’oblige à me marier.

Extrait du livre


Le lendemain matin, je retourne voir le directeur. Il n’est pas à son bureau, et je crains d’être en retard à mon cours. Il arrive enfin en coup de vent. Je reste debout devant lui. Ah, je vois que la nuit a porté conseil, dit-il, et que vous allez démissionner. Attendez que je trouve la lettre. Non, non, mon père, mon amoureux et moi, on a décidé de se marier. Ah oui ? Quand ? On va prendre un rendez-vous aujourd’hui même pour fixer la date. Bon, c’est réglé. N’en parlons plus. Disant cela, il déchire brusquement la lettre de démission qu’il m’a montrée la veille, soupire longuement, puis me souhaite bonne chance. N’oubliez pas de me fournir une copie de votre certificat de mariage.


Livre publié dans la collection « Boréal compact ».