Nicolas Delisle-L’HeureuxLes Enfants de chienne

L’enfance heureuse et l’adolescence oppressante d’un trio inséparable.

Notre entretien
avec Nicolas Delisle-L’Heureux

L’action de votre roman se déroule à Val Grégoire, une ville de la Haute-Côte-Nord. Or, vous êtes originaire de Gatineau et vous vivez à Montréal. Comment vous est venue l’idée d’une histoire en région éloignée?

Le roman est né sur la route vers le Labrador, en 2011. À l’époque, je m’étais acheté ma première voiture et j’ai roulé pour aller écrire, sans trop savoir où j’allais aboutir. À un moment, au bout de kilomètres et de kilomètres de chemin de terre et de nature, la route est devenue asphaltée et s’est élargie. Des lignes sur la chaussée. Une éclaircie, des herbes hautes plutôt que de la forêt. Un terre-plein. Un accès au lac. C’était assez saisissant, fantomatique: la vie humaine, à cet endroit, sautait aux yeux, même absente. C’était Gagnon, une ville dont je n’avais jamais entendu parler, fermée dans les années 80. J’ai découvert par après l’existence de Labrieville, un autre village de la Côte-Nord ayant subi à peu près le même sort dans les années 70. C’est là que j’ai décidé de camper le paysage de mon roman.


Les ouananiches de Val Grégoire sont littéralement incapables de quitter leur ville natale: dès que l’un ou l’une tente sa chance, il ou elle est forcé.e de revenir, condamné.e par une sorte de malédiction.

Extrait de l’entretien


On appelle les habitants de Val Grégoire des ouananiches. Expliquez-nous cette image.

Il y a quelques années, un de mes amis m’avait raconté qu’une ouananiche partage en tous points les caractéristiques biologiques du saumon de l’Atlantique, un constat que les scientifiques ne s’expliquent toujours pas complètement. Une des hypothèses les plus répandues est qu’avec la dérive des continents des saumons de l’Atlantique seraient restés prisonniers des eaux douces et se seraient adaptés à ce nouvel environnement. En anglais, la ouananiche s’appelle d’ailleurs landlocked salmon. Pour moi, il y avait quelque chose de complètement bouleversant dans cette image, et j’ai établi des liens avec le sentiment d’enfermement qu’on peut ressentir, quand on est jeune, dans le milieu d’où on vient, un lieu qu’on n’a pas choisi, avec des gens qu’on n’a pas choisis. Les ouananiches de Val Grégoire sont littéralement incapables de quitter leur ville natale: dès que l’un ou l’une tente sa chance, il ou elle est forcé.e de revenir, condamné.e par une sorte de malédiction. Je ressentais cette sorte d’oppression, à Gatineau, mais ça n’a aucun rapport avec Gatineau ; ça a rapport avec l’impression de passer à côté de quelque chose de plus grand, de plus vaste dans un contexte où il faut se conformer à la norme, dans un milieu homogène: famille nucléaire, maisons de carton-pâte, routine tranquille, esprit de compétition, etc. Val Grégoire, même si c’est une ville à l’autre bout du monde, tente de recréer cet idéal nord-américain anxiogène.

Dans votre roman, il y a cette idée d’une enfance très heureuse qui est obscurcie par une entrée brutale dans l’adolescence et qui revient ensuite hanter de jeunes adultes. Comment ce contraste s’est-il imposé à vous?

Je me souviens de la force de mes propres amitiés d’enfance, et mes souvenirs de cette époque, avec ces gens, sont exagérément lumineux. C’était au même niveau que l’amour, avec des chicanes et des réconciliations et des moments d’euphorie qui nous coupaient littéralement du monde extérieur. Il y avait un abandon dont, il me semble, on perd la capacité en vieillissant, ou auquel on se refuse par peur de se montrer dans notre vulnérabilité ou par sentiment de culpabilité: alors que le monde autour vacille, comment fermer les yeux et se concentrer sur soi-même? Parce que le monde est violent et, si une part de moi voulait retrouver cette légèreté d’antan, une autre en serait complètement incapable. Dans le cas de Louise, de Marco et de Laurence, ils proviennent tous de familles dans lesquelles, pour différentes raisons, ils finissent par se sentir complètement étrangers. Leur amitié, fruit du hasard, constitue à peu près le seul moment de leur vie où ils peuvent avoir accès à eux-mêmes et se former comme les individus qu’ils auraient dû être.


Le monde est violent et, si une part de moi voulait retrouver cette légèreté d’antan, une autre en serait complètement incapable.

Extrait de l’entretien


Dans la vie, vous êtes travailleur communautaire. Quand on vous lit, on ne peut pas s’empêcher de penser que cela teinte votre compréhension de l’humain, de sa psychologie. Est-ce que votre travail influence votre écriture?

C’est une question difficile. Je pense qu’il est tout à fait possible pour n’importe qui d’avoir une sensibilité pour les humains (et il se trouve assurément des travailleurs sociaux qui n’en ont pas…). C’est une question de personnalité. Mais il est certain que la part de moi qui a décidé d’étudier le travail social est la même part qui a mis autant de temps à comprendre les personnages de mon roman. C’était d’autant plus important qu’on suit Louise, Marco et Laurence de l’enfance à l’âge adulte. Ces trois-là sont appelés à poser des gestes qui leur permettent d’évoluer, de ne pas rester figés, mais j’avais le souci qu’ils restent cohérents et ne paraissent pas en contradiction avec les enfants qu’ils avaient été. On change dans notre vie, mais le plus bouleversant, c’est ce même indécrottable et magnifique fond qui demeure pareil.