Philip LeeRistigouche

Suivez les courants limpides et les rapides impétueux de la rivière au long cours.

Extrait de l’œuvre

Le cours de ma vie s’est orienté vers les rivières lorsque ma famille a quitté le comté de Montgomery, dans le Maryland, pour s’installer dans la ville portuaire de Saint-Jean, au Nouveau- Brunswick, où mon père avait accepté un poste de pasteur dans une église presbytérienne du centre-ville. C’était au printemps 1969, trois mois après mon sixième anniversaire. Dans le Maryland, nous vivions dans un presbytère en briques de deux étages en face d’une église de campagne, surmontée d’un clocher en bardage de bois peint en blanc, au milieu de fermes, de chemins de terre plats et de clôtures en fil de fer. À Saint-Jean, nous avons emménagé dans un duplex au cœur d’un quartier ouvrier peuplé d’Irlandais catholiques, du côté ouest d’un port en eau profonde, où des maisons en rangée de style saltbox, usées par les intempéries, bordaient les rues qui grimpaient le long des collines de part et d’autre de l’embouchure du fleuve Saint-Jean. C’est là que l’eau se précipite dans la baie de Fundy à travers une gorge étroite sculptée par le torrent et connue sous le nom de Chutes réversibles en raison des dangereux rapides qui inversent leur cours vers l’amont à la marée montante.

Nous sommes arrivés dans cette ville un peu fruste en un temps où les parents poussaient leurs enfants dehors en toute saison, en leur disant de ne rentrer que pour manger ou pour soigner une blessure grave. Lorsque je quittais la maison, je retrouvais une bande de garçons et de filles qui dressaient la carte de leur terrain de jeu au milieu d’un labyrinthe de sentiers herbeux haut perchés, de plages sauvages et de gares de triage, à travers les vestiges d’étables en ruine, d’abris de débardeurs et de vastes hangars à marchandises situés le long des quais. Nous étions alors tous des explorateurs, et la liberté que j’ai découverte dans ma nouvelle maison canadienne me convenait parfaitement. C’était l’époque de ma seconde naissance, lorsque je me suis réveillé pour sentir les vents salés sur mon visage et la terre rocailleuse sous mes pieds.

Mon père a grandi à Tampa, en Floride, où il avait exploré le littoral sablonneux du golfe du Mexique et les marais des Everglades armé d’une canne à pêche et d’un fusil. Plus tard, lorsque nous vivions dans le Maryland, il a pêché et chassé le long des ruisseaux sauvages des collines de la Virginie-Occidentale. Nous sommes arrivés à Saint-Jean à une époque où le désastre de la guerre du Vietnam et les assassinats d’un président, d’un leader des droits civiques et du frère du même président avaient fait perdre à mon père sa passion pour le tir. Il a rangé ses fusils de chasse et sa carabine en arrivant au Canada, mais il n’a pas tardé à chercher des endroits où pêcher. Lorsque j’ai eu l’âge de marcher dans la forêt et de patauger dans l’eau vive, mon père a commencé à m’emmener explorer les rivières et les ruisseaux près de notre maison.

Mon père est menu mais solide, le dos toujours droit, le corps doté d’une force insoupçonnée. Dans la tradition du sud des États-Unis, je porte son prénom, qui est aussi celui de mon grand-père. À l’image de beaucoup d’hommes de sa génération, il a des manières irréprochables et une présentation soignée. Il s’est lancé sans crainte dans les sports d’hiver quand nous avons déménagé dans le nord, apprenant tout seul à skier et à patiner, bien qu’il ne soit jamais parvenu à faire l’un ou l’autre particulièrement bien. Un dimanche matin, il est entré dans le sanctuaire avec un spectaculaire oeil au beurre noir qu’il s’était fait la veille en tombant la tête la première lors d’une partie de hockey sur un étang gelé. Il prêchait toujours le message révolutionnaire du Nouveau Testament, à savoir que nous devons aimer nos ennemis et que les débonnaires hériteront de la terre. J’ai appris à écrire en suivant la cadence des sermons qu’il griffonnait sur du papier non ligné et lisait à haute voix avant de partir à l’église.


 

C’était l’époque de ma seconde naissance, lorsque je me suis réveillé pour sentir les vents salés sur mon visage et la terre rocailleuse sous mes pieds.

Extrait de l’œuvre


 

Un été, nous avons lancé un canot dans un cours d’eau appelé New River à la recherche d’un endroit qui portait le nom de Diamond Pools. Un homme dans un magasin général avait dit à mon père que les fosses de ce bras de rivière grouillaient de truites mouchetées. Nous ne connaissions pas leur emplacement exact; seulement qu’elles se trouvaient quelque part en amont du pont de l’autoroute. C’est donc à partir de cet endroit que nous avons entamé notre périple, poussant un canot rempli de matériel de camping et de cannes à pêche à contre-courant dans un cours d’eau si peu profond et si rocailleux que nous n’avons pas tardé à patauger et à traîner le canot au lieu de pagayer.

Nos sorties ressemblaient souvent à ce genre d’entreprises presbytériennes : nous partions du principe que nous n’atteindrions les bonnes eaux de pêche qu’après un long effort que seuls ceux qui avaient une foi solide auraient la force d’endurer. Pendant deux jours, nous avons traîné le canot vers l’amont et campé sur des falaises herbeuses au-dessus des plages de gravier qui bordent la rivière. Nous n’avons jamais trouvé les Diamond Pools sur la New River, mais j’ai toujours gardé en mémoire le souvenir de ce voyage, l’exaltation à l’idée du territoire inexploré qui nous attendait au-delà de la prochaine courbe. Plus important encore, j’aspirais à la grâce par la persévérance; j’apprenais que les difficultés et les épreuves inévitables que nous traversons lors de voyages comme celui-là et au cours de nos vies sont des obstacles nécessaires qu’il faut surmonter. Parfois, nous n’avons eu d’autre choix que de tirer notre canot sur un banc de gravier ou de le portager sur nos épaules. Dans la vie, j’ai souvent recouru à ces deux solutions.

Au fil des ans, mon père et moi avons poussé plus au nord, vers la région frontalière entre le Nouveau-Brunswick et le Québec, dans la vallée de la Ristigouche, et après notre première saison sur cette rivière, nous y sommes retournés chaque fois que l’occasion se présentait. Pendant plus de vingt ans, d’abord avec mon père, puis avec mes amis et d’autres membres de ma famille, j’ai suivi les courants limpides de la Ristigouche au pied de berges escarpées, franchissant des rapides impétueux pour déboucher sur des fosses profondes. À la fin de longues journées d’été, nous avons sorti nos canots du courant, nous les avons tirés dans les hautes herbes du rivage et avons campé dans un splendide isolement sur des îles sauvages. Nous avons vu des aigles et des balbuzards plonger dans les eaux peu profondes à la recherche de poissons et des orignaux femelles traverser la rivière à gué avec leurs petits nés au printemps. Nous avons escaladé des sentiers de montagne le long des ruisseaux affluents qui cascadent depuis des sources froides sur des rochers couverts de mousse, cuisiné sur des feux de camp au milieu de plages de gravier poli, dormi dans des cabanes rustiques et lancé des mouches dans l’espoir de ferrer un saumon par un petit matin frais ou au crépuscule sous des pluies torrentielles. Nous avons fait nos lits au bord de l’eau, regardé la dernière lumière se refléter sur les cimes d’imposants sapins baumiers dont les branches ployaient sous le poids de la mousse, puis, réunis en cercle, nous avons observé les premières lueurs du jour au bord de la rivière en buvant une tasse de café dans la chaleur d’une flambée matinale.


Traduit de l’anglais (Canada) par Éric Fontaine.
Livre publié dans la collection « L’Œil américain ».