Alfred DesRochersParagraphes

Que se passerait-il si, plutôt que d’en interviewer les auteurs, on dialoguait avec les œuvres elles-mêmes?

Extrait

« La fonction première du roman – et non seulement du roman, mais aussi de toute œuvre littéraire –, c’est d’intéresser. » Le livre qui m’affirmait cela, l’autre soir, est intitulé Lill. Son auteur, Gaétane Beaulieu, est un nom nouveau. Le volume est vêtu d’une robe plutôt vert-ironie que vert-espérance. Aucun nom d’éditeur. Une simple ligne: « Montréal, 1929 » remplace les écussons fionnés par quoi se distinguent d’ordinaire les œuvres marquantes, dans tous les pays. Pourtant, voici un livre d’un mérite exceptionnel, un livre qui n’a que des pairs dans la littérature d’imagination au Canada – ou ça ne sert guère d’être intéressant.

Bien que le rôle de l’interviewer soit de rapporter aussi fidèlement qu’il le peut les paroles de l’interviewé, en y mêlant le moins de commentaires qu’il peut, je ne puis, après avoir écouté Lill, faire autrement qu’ouvrir une parenthèse pour expliquer ce livre et dire ce que j’en pense. Si ma prose ennuie, qu’on passe aux paragraphes guillemetés.

Lill, c’est une étude d’âme enfantine; c’est la vie vue par une enfant de quatre ans, qui se trouve, dès sa naissance, en un milieu exceptionnel. Tout roman, d’ailleurs, dit traiter d’êtres exceptionnels. Remarquons d’abord que l’auteur, enfant d’un écrivain aussi solide que modeste, Me Germain Beaulieu, est bien de sa génération par l’audace qu’elle a de prendre comme point de départ la situation irrégulière des parents de son héroïne. Ajoutons tout de suite, pour les âmes timorées, que cette situation irrégulière, on ne la connaît que par de discrètes allusions. Et la voici : la mère de Lill a une faiblesse; son père se suicide. Il faut appartenir à la génération d’après-guerre pour accepter, en notre province, un point de départ aussi dramatique.

« La nouveauté a toujours tort », m’a dit Lill, comme je m’étonnais qu’un livre aussi solide n’eût pas eu une presse plus enthousiaste. « Il faut suivre les chemins battus, c’est-à-dire artificiels, si l’on tient à l’estime générale. Le seul tort de Mlle Beaulieu, c’est que, faisant parler une enfant de quatre ans, cette enfant parle comme une enfant. C’était le seul langage ressemblant à la réalité. Au style direct et incorrect, mais si vivant, on aurait préféré les filandreuses interprétations indirectes et irréelles. Voilà tout le mal.

— Un auteur a le droit de choisir son thème et ses moyens d’expression, fis-je. On doit le juger aux règles du jeu qu’il joue. On n’arbitre pas suivant les mêmes règlements le rugby et le hockey…

— Vous êtes naïf! m’a répondu Lill. Pour reprendre votre comparaison, on n’a, en littérature, qu’un livre de règlements au Canada, et tous les jeux sont arbitrés d’après lui : baseball ou
boxe!…


 

“La nouveauté a toujours tort”, m’a dit Lill, comme je m’étonnais qu’un livre aussi solide n’eût pas eu une presse plus enthousiaste.

Extrait de l’œuvre


 

« La fonction première du roman – et non seulement du roman, mais aussi de toute œuvre littéraire, c’est d’intéresser. Le premier facteur d’intérêt, c’est l’universalité du sujet. Le choix du thème est donc de première importance. Je suis une étude d’âme enfantine. L’âme enfantine, c’est l’âme adulte en résumé comme le corps enfantin, c’est le corps adulte. L’âge apporte des développements, mais non la transsubstantiation. En observant, si l’on en est capable, une enfant de quatre ans, on peut discerner les grandes lignes de son avenir.

« C’est cette observation qu’a faite Mlle Beaulieu; et vous pouvez prévoir l’avenir de Lill, une fois mon histoire lue. Après l’universalité du sujet, vient l’émotion suscitée, comme facteur d’intérêt. L’émotion peut surgir du fait ou du sentiment. L’idéal est une alliance des deux. Cet idéal, je l’atteins. Il n’est presque pas un chapitre qui n’ait son climax de fait; il n’en est pas un seul qui n’émeuve pas par les sentiments qu’il exprime. Par émotion issue des faits, je n’entends pas des scènes de westerns; mais si l’on veut reprendre son âme enfantine, les nerfs ou le cœur sont émus à chaque page.

« Dès le début, il y a quelque chose en l’air : “Pas d’homme qui dit toujours: Mais, voyons, Berthe”… Vous lisez deux pages, et c’est l’origine du roman: le gros Monsieur que le père de Lill traite de monstre. Puis, par les confidences de Lill à Lu ou à Lou, vous apprenez toute la terrible histoire des parents…

« Monsieur, interrompit soudain le livre, j’incarne, il me semble, le roman canadien correspondant le plus exactement à la conception moderne de l’œuvre littéraire : un choix entre dix traitements différents, tout en laissant au lecteur la liberté d’imaginer ceux qu’on n’a pas élus. Cette qualité suggestive n’est pas l’apanage des seules productions modernes; elle l’est de toutes les œuvres vivantes, c’est-à-dire classiques. Vous imaginez, en lisant la Phèdre de Racine, dix façons différentes de conduire l’action. »


Préface, bibliographie et chronologie de Stéphanie Bernier.
Livre publié dans la collection « Boréal compact ».