Cherie Dimaline La Septième Sorcière

Quand les sorcières se lient entre elles pour faire tomber le patriarcat et mettre fin au capitalisme.

Extrait de l’œuvre

« Bon… Bonjour, vous êtes bien chez VenCo, où le cercle est la plus solide des formes. »

Derrière la réception s’étirait, peint en violet foncé, un long couloir au sol recouvert d’un tapis turc dans des teintes de rose et d’or, qui amortit le bruit de leurs pas. Dans les espaces de travail de part et d’autre, on voyait des bureaux bien rangés, des œuvres d’art spectaculaires et des femmes qui parlaient dans une douzaine de langues. Toutes s’inclinèrent au passage du trio. Au bout du couloir se dressait une imposante porte en chêne ornée d’une plaque en or gravée de la mention « CEO : COVEN ENGAGEMENT ORACLE ». Une fois le seuil franchi, elles retirèrent leurs gants et leurs lunettes de soleil, qu’elles empilèrent dans les bras du chauffeur. L’Aïeule prit place devant la table ronde, seul meuble présent dans la pièce, exception faite du bar en bois indonésien posé contre le mur du fond. Elle tendit sa pochette au chauffeur et tapota le pantalon de l’homme à la hauteur de la braguette.

« Tu es gentil, Israel. File, maintenant », ordonna-t-elle. Il ne dit rien, mais ses yeux se plissèrent. Il resterait tranquillement assis dans la salle d’attente jusqu’au moment où elle serait prête à le récupérer. Peut-être auraient-ils le temps de faire un détour avant qu’il la dépose chez elle, auprès de son mari.

La Mère se servit une absinthe, y laissa tomber un morceau de sucre et rejoignit l’Aïeule à la table. La Cadette jeta un dernier coup d’œil à son téléphone, fit glisser son doigt vers la droite de l’écran et rangea l’appareil dans sa poche avant de s’asseoir. Un léger bourdonnement accompagna la descente des stores sur le grand mur vitré, et la ville disparut. Dans l’obscurité, une des femmes claqua des doigts : une couronne de chandelles émergea d’un mécanisme intégré au plateau de la table. Elles s’allumèrent d’un coup. La Mère se tourna vers l’Aïeule.

« On a combien de temps pour les deux dernières ?

— Pas assez, répondit-elle en français, sa langue maternelle.

— Il faut qu’elles réussissent, fit la Cadette en s’accoudant sur la table, les serpents tatoués sur ses avant-bras ondulant dans la lueur des chandelles. On n’a plus le droit à l’erreur.

— D’abord, combien de temps ont-elles pour trouver la sixième ? demanda la Mère.

— C’est compliqué, ça bouge constamment. La première a eu sept ans pour trouver la deuxième, mais la deuxième a eu deux fois moins de temps pour mettre la main sur la troisième. Depuis, les délais continuent de se resserrer : les diminutions se mesurent d’abord en années, puis en mois… »

Sa voix s’estompa.

« Combien de temps ? répéta la Mère.

— Six mois. Alors pas la peine de paniquer, répondit l’Aïeule en jouant avec son porte-cigarettes. Le problème, ce n’est pas de trouver la sixième. »

L’Aïeule était une Lectrice issue de la lignée de femmes chargées de conserver les textes et d’interpréter les mots écrits sur la page et dans le ciel. Son siège lui avait été légué par sa famille. Une étude approfondie des anciens grimoires l’avait convaincue que le temps pour trouver la sixième était suffisant.

« Où est le problème ? » La Cadette était terre-à-terre. Elle se fondait sur les faits pour mettre au point des stratégies. Issue d’une longue lignée de Tenancières, ces femmes qui s’occupaient des bars et recueillaient des rumeurs, elle comprenait la valeur du savoir.

« La sixième sorcière, une fois qu’elle sera initiée… » L’Aïeule se tut. Elle avait horreur d’annoncer de mauvaises nouvelles. Mais les étoiles étaient capricieuses. Et toutes n’avaient pas les yeux pour les lire. C’était un don inné.

« Une fois qu’on l’aura trouvée, cette nouvelle sorcière disposera de dix-sept jours.

— Dix-sept jours ? s’exclama la jeune. Tu te fous de nous ? C’est trop peu pour obtenir une réservation dans un bon resto ! Alors pour dégoter une sorcière en chair et en os… »


 

Il faut qu’elles réussissent, fit la Cadette en s’accoudant sur la table, les serpents tatoués sur ses avant-bras ondulant dans la lueur des chandelles. On n’a plus le droit à l’erreur.

Extrait de l’œuvre


 

 

L’Aïeule sourit d’un air sarcastique. « Il te manque peut-être un peu de prescience. Tu es membre de l’Oracle, n’est-ce pas ? »

La Mère soupira et s’adressa à l’Aïeule :

« Informe la supérieure à Salem de l’échéance, s’il te plaît.

— Vous savez quoi ? Au diable vos foutues règles. »

La Cadette était agitée. Elle aimait gagner, et l’enjeu n’avait jamais été aussi grand. Les pestes, les guerres, la crise climatique – non, il fallait du changement, tout de suite, avant qu’il soit trop tard.

« Le sortilège va bientôt être rompu, et elles ont dix-sept jours pour compléter le cercle. Il faut que nous intervenions.

— Ce n’est pas à nous de décider, il me semble ? »

La Mère tendit la main et tapota l’épaule de la Cadette. À titre d’Observatrice, la Mère était leur surveillante, leur protectrice, celle qui les empêchait de se disperser. « Nous assurons la pérennité du réseau, nous plaçons nos femmes aux endroits névralgiques, nous nous occupons des finances, mais nous ne nous mêlons pas du reste. Nous ne sommes pas des sorcières d’assemblée ; nous n’avons pas ce pouvoir. »

Sombrant dans le silence, les femmes contemplèrent les flammes : elles dansaient sur leurs visages, à la fois très vieux et infiniment jeunes. Dans leur domaine, c’était parfois sacrément compliqué ; malgré leurs pouvoirs et l’immense entreprise qu’elles dirigeaient, ces représentantes de leur espèce étaient donc impuissantes à réunir une assemblée ? Équilibre précaire, ne serait-ce que pour leur ego.

« Le sortilège est limpide : une sorcière découvre la suivante. Nous n’y pouvons rien, dit la Mère. La sixième, qui qu’elle soit, a intérêt à être prête.

— Dix-sept jours ? Elle a intérêt à être une foutue magicienne, oui, renchérit la Cadette. Elles l’ont repérée ?

— Non, répondit l’Aïeule en se frottant les tempes. Mais mes maux de tête sont de retour. Elle ne peut donc pas être très loin. »


Traduit de l’anglais (Canada) par Paul Gagné.