Kern CarterNos cris

Candace, Ever et Jéricho sont bien décidés à crier leur rage et leur indignation à la face du monde.

Extrait de l’œuvre

Les choses ont changé quand on a eu dix-sept ans. C’était un soir frais, à la fin de l’été, et Ever et moi, on était assises sur le perron devant chez elle avec sa mère, qui venait tout juste de se couper elle-même les cheveux: une coupe au carré avec une frange. Elle ne pouvait pas s’empêcher de passer ses mains dans sa chevelure.

« Si tu continues de bronzer comme ça, les gens vont penser que c’est toi, ma mère biologique, que je lui ai dit.

— Oh, arrête un peu, Candace. Ma peau aime le soleil, c’est tout. Et de toute façon, tu sais que ma mère a la peau aussi noire que la tienne, alors c’est dans mon sang. »

La mère d’Ever souriait toujours à pleines dents, et quand on réussissait à la faire rire de bon coeur, elle fermait les yeux et se penchait un peu vers l’arrière en se tenant le ventre.

On portait des cotons ouatés amples pour se protéger de la brise de la fin d’été. Ever avait un jean et moi, des shorts. De l’eau pour nous, du vin blanc pour Cy. Au début, je l’appelais Madame Andrews, et ensuite Cynthia. Et puis un jour elle nous a surprises, Ever et moi, en train de nous coiffer devant le miroir. Elle nous a fait asseoir, a pris une brosse et m’a fait un chignon qui me donnait un air de Lauren London. Une fois qu’elle a eu fini, je me suis exclamée: « Aahh, c’est siiiiiii beau! » Ça l’a fait rire, et je me suis mise à l’appeler Cy.

Ever faisait défiler son fil Insta, s’arrêtant de temps en temps pour ajouter quelque chose à ses Stories. #masoeur. #bff. #longhairdontcare. #girlsonly. C’était cool de faire une apparition dans les publications d’Ever parce qu’elle avait beaucoup d’abonnés. Genre, des milliers. Elle rêvait de décrocher le ruban bleu depuis le début du secondaire.

« Ils devraient me le donner tout de suite. Comment ils décident qui le mérite, de toute façon?
— Selon le nombre d’abonnés. »

Ever a fait semblant de me jeter son eau au visage et je me suis protégée.

« Mais pour vrai, qu’elle a dit. Qui je dois soudoyer pour qu’on me le donne? Est-ce qu’il y a, je sais pas moi, un comité qui distribue des rubans bleus sur Insta? Je veux savoir.

— T’oserais jamais leur écrire si c’était le cas. »

Cy a secoué la tête et on a toutes les trois éclaté de rire.

« Certainement pas! Tout le monde connaît la devise d’Ever. »

Comme trois choristes en parfaite harmonie, on a proclamé d’une seule voix: « Si tu travailles trop fort, c’est que ça ne vaut pas la peine! » Cy a levé sa coupe et nos verres se sont entrechoqués.

« La vie, ça peut être facile », a dit Ever. Je déteste quand je ne suis pas d’accord avec ce qu’elle dit, mais que je ne sais pas quel chemin prendre pour la contredire.

« Alors travailler fort, ça sert à rien?

— On vit dans une société où tout le monde pense juste à ça. Nos profs travaillent toute la journée, puis ils retournent chez eux et passent la soirée à corriger. Ils font ça pendant, quoi, cinquante ans, mais qu’est-ce que ça leur donne au bout du compte?

— T’es consciente que ma mère est prof, hein? Ça existe, du monde qui aiment ce qu’ils font. »

Ever a déposé son verre sur la petite table ronde que Cy avait achetée dans une vente de garage au printemps.

« Peut-être. Mais personne aime ça se démener pour rien. Et ta mère, clairement, c’est pas son cas.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça? que je lui ai demandé à la blague.

— Moi, je sais tout, Candace. Tu devrais t’en douter après toutes ces années. »

 


 

Je déteste quand je ne suis pas d’accord avec ce qu’elle dit, mais que je ne sais pas quel chemin prendre pour la contredire.

Extrait de l’œuvre


 

Comprendre les mécanismes de la pensée d’Ever, c’était comme mener une de ces expériences sociales bizarres qui s’étendent sur des décennies. Elle s’est remise à faire défiler son fil et à liker quelques images, jusqu’à ce que Cy s’exclame: « Bon! Les filles, on va se promener en voiture. »
On n’allait certainement pas s’en plaindre. On est allées tout droit s’asseoir sur la banquette arrière du VUS. Cy a baissé les vitres et monté le volume de la musique. Gwen Stefani, Tupac, Nirvana, A Tribe Called Quest. Elle chantait toutes les chansons. On les avait entendues assez de fois, durant nos balades, pour connaître de grands bouts des paroles.

Quand la radio s’est mise à jouer les premières notes de Hollaback Girl, on a chanté à pleins poumons. Ever et moi, on a passé la tête par la fenêtre pour hurler le refrain. On a fait une pause pour laisser à Cy le solo qu’on n’osait jamais chanter en sa présence: « That’s my shit, that’s my shit. » Ever a poussé un cri de joie, j’ai applaudi.

« Maman, t’as raté ta chance. T’aurais pu être riche et célèbre.
— Je préfère être juste riche. C’est moins stressant. »

La dernière fois que Cy nous avait emmenées en promenade, on avait abouti dans un festival à Stratford. La fois d’avant, on était allées à la plage à Innisfil. Un jour, on s’est rendues dans le coin de Niagara Falls, où on a passé la nuit à l’hôtel. Elle nous avait laissées prendre un peu de vin ce soir-là. On n’avait pas apporté de valise, alors on avait passé la moitié de la journée à magasiner.

« On va où cette fois, Cy?
— Je ne sais pas encore. Profitez de la balade. J’ai l’impression qu’on va faire pas mal de route.
— Mon père m’a parlé d’un festival de bouffe à Woodbridge, que j’ai dit.
— Les filles, les filles, la meilleure partie de l’aventure, c’est de ne pas connaître la destination. Mettez vos lunettes de soleil, et attendons de voir ce que la soirée nous réserve. »

On roulait sur l’autoroute, le vent frais fouettant nos visages, lorsque le téléphone de Cy s’est mis à sonner. Elle a vérifié le numéro, puis elle a reposé l’appareil. Il a sonné de nouveau et elle a répété son geste. Quand il a sonné une troisième fois, elle a pris l’appel en mode mains libres.

« J’espère que t’as une bonne raison de nous déranger comme ça, maman. »


Traduit de l’anglais (Canada) par Benoit Laflamme.
Livre publié dans la collection « Boréal Inter ».