Jean VaillancourtLes Canadiens errants

Le seul véritable roman de guerre québécois.

Extrait de l’œuvre

Une blanche fumée montait sereinement de la cheminée de Gagnon. Le premier réflexe de Lanoue fut d’y jeter un bloc de neige, puis de courir se cacher derrière un arbre pour voir sortir une furie humaine. Il se retint et souleva la tenture de la porte. Gagnon était étendu sur une molle couche de branches de sapin et fumait, les yeux mi-clos. Son dug-out était éclairé d’une lampe à huile qu’il avait obtenue du sergent quartier-maître, par Dieu savait quelle combine; un parfait petit poêle, fabriqué par l’industrieux brancardier avec des boîtes vides de biscuits militaires, ronflait doucement dans un coin. Avant de s’accroupir pour entrer, Lanoue donna un coup de pied sur les semelles de Gagnon, qui grogna :

— On peut jamais avouère la paix, câlice.

— Ta gueule, fainéant.

Lanoue s’assit dans un coin du dug-out, les épaules appuyées contre la muraille de terre. Il dit :

— Y fait ben chaud dans ta cambuse, diable de Xavier. Es-tu en train de faire brûler tes cornes?

— Encore mieux que ça, mon Richard. J’chauffe mon poêle avec des hard tacks à soère. Ça brûle câlicement mieux que ça se mange, ces cochonneries-là.

— À ta place j’m’en garderais une couple de paquets pour les mauvais jours. Pas plus tard que demain soère, tu vas peut-être regretter les oignons d’Égypte.

— D’la marde!

Richard alluma une cigarette et s’amusa à lancer de longs jets de fumée au-dessus de la lampe, pour les regarder se dissoudre en nébuleuses spirales. La fatigue des quatre derniers jours, déclenchée tout à l’heure par le marmitage, commençait à s’appesantir sur lui.

— Comme on est tranquille tout d’un coup, dit Xavier. On se penserait quasiment rendus chez nous.

Richard ne répondit pas. Il savait que Xavier n’avait pas plus de chez-lui qu’il n’en avait lui-même. Après un nouveau silence, le brancardier demanda :

— Qu’est-ce que le major Latendresse t’a dit à propos de demain? (« Le major Latendresse », c’était le major Cousineau.)

— On attaque demain matin comme de coutume, c’est toute. Y paraît seulement que c’t’e fois-icitte, c’est bien la dernière. Mais si elle dure aussi longtemps que la première a duré en Normandie…

— Ouin, ouin, on a tous le temps de se faire « zigouiller », comme disaient les FFI de Rouen. J’jonglais à ça tout à l’heure, Richard : d’après moé, y a rien que deux manières d’en sortir, de c’te guerre-là : sur une civière attachée sur un jeep qui s’pousse vers l’arrière à quarante milles à l’heure, ou ben dans un trou su’ le bord d’là route, avec deux pieds de terre par-dessus toé, ta carabine plantée dedans par la baïonnette et ton steel helmet accroché après.

— Tu seras ben chanceux d’avoir pas plus que deux pieds de terre su’ l’ventre. Dans le civil, y’en mettent cinq.

— Non, six.

— Non, cinq. T’oublies l’épaisseur du cercueil.

Xavier demanda:

—T’as pas rapporté un p’tit quèque chose de Bruquecelles, Richard?

— Non. Y m’en restait un peu et je l’ai bu en route.

—  Ah, t’en fais jamais d’autres.

Il ferma les yeux pour aspirer une notable fraction de sa cigarette, puis les rouvrit.

— Qu’est-ce que t’as fait au juste là-bas? demanda-t-il. Conte-moé donc ça un peu, ça me rappellera peut-être des souvenirs.

— Oh, j’ai pas fait grand’chose, pas grand’chose. J’sais pas si c’est parce que j’en perds, Xavier, j’sais pas si ça veut dire que j’suis plus soldat, mais cette fois icitte – tu me croiras si tu veux : j’ai pas eu le goût de faire autre chose que regarder vivre les civils.

Lanoue allongea les jambes, cala aussi parfaitement que possible ses épaules et ses reins fatigués. « Quand j’suis arrivé dans le grand Bruxelles, j’suis d’abord allé prendre un bain à l’hôtel, et j’suis resté une heure et demie dans le bain. Après, j’suis descendu dans la salle à manger. J’avais pas ben faim, comme d’habitude, mais y avait un petit orchestre qui jouait de la musique reposante et je l’ai écouté pendant deux heures. Après, j’suis allé faire presser mon battle-dress chez un tailleur civil. Après, j’suis sorti dans la ville.


 

Il savait que Xavier n’avait pas plus de chez-lui qu’il n’en avait lui-même.

Extrait de l’œuvre


 

« Il faisait un beau soleil de printemps. J’ai marché pendant deux jours et deux nuits en m’arrêtant partout et j’ai pas dormi plus que quatre heures; j’sentais pas de fatigue. Le troisième soir, j’suis entré dans un café où y avait beaucoup de monde qui dansait et j’me suis mis à boire de la bière, à petits coups. Vers minuit, y a une guidoune qui est venue me demander si j’voulais pas danser avec elle; j’lui ai dit que j’savais pas danser et je l’ai invitée à s’asseoir avec moé. Elle m’a tenu compagnie un bout de temps. Elle s’est bourrée de bière et de porto, puis quand elle a su que j’avais pas beaucoup d’argent, elle s’est excusée pour aller aux toilettes et elle est pas revenue. J’m’en fichais pas mal, elle avait l’air malade.

« J’ai continué à boire tout seul puis j’suis sorti vers quatre heures du matin quand y ont fermé boutique. J’ai marché pour prendre l’air; puis au moment où j’avais le goût d’aller me coucher, le soleil est revenu comme la veille.

« J’avais jamais vu un soleil aussi bon. J’me rappelais même plus le chemin pour retourner à l’hôtel de la place de Brouckère et j’me fichais de ça aussi. J’ai continué à marcher dans les rues. J’étais si ben que j’avais l’impression de marcher sur un nuage et y me prenait tout d’un coup l’envie de courir. J’étais pas saoul pantoute. J’étais heureux. J’étais plus dans l’armée, y avait jamais eu de guerre, j’étais en Europe et le monde entier était heureux comme moé. J’sais pas comment expliquer ça… Y m’a pris envie de grimper sur le toit de l’hôtel de ville, en l’apercevant tout d’un coup dans le soleil, et de chanter La Brabançonne. Tu vois ça d’icitte?… Y me semblait qu’ils m’auraient entendu jusqu’à Anvers!

—T’es encore saoul, Richard.

— Non, j’suis pas saoul. Mais j’voudrais ben l’être jusqu’à la fin de la guerre, calvaire!…


Préface, bibliographie et chronologie d’Élisabeth Nardout-Lafarge.
Livre publié dans la collection « Boréal compact ».