Patrice GroulxPour en finir avec Dollard

Déconstruire un mythe n’est pas une mince affaire.

Notre entretien
avec l’auteur

Patrice Groulx, avant de signer une biographie remarquée de l’historien François-Xavier Garneau, vous aviez été l’auteur d’un ouvrage phare, Pièges de la mémoire, portant sur le mythe de Dollard des Ormeaux. Un quart de siècle plus tard, vous revenez sur le même sujet. Pouvez-vous nous dire qu’est-ce qui distingue ces deux ouvrages?

D’abord l’approche. Dans Pièges de la mémoire, je cherchais à comprendre d’où venait l’hostilité à l’égard des Autochtones, si prégnante dans la culture allochtone. J’ai commencé cette recherche à la sortie de la crise d’Oka, qui m’a remué par sa brutalité et son irrationalité. J’ai pensé qu’une étude des récits historiques et littéraires traitant du mythe historique de Dollard des Ormeaux donnerait des clés d’interprétation. Ce mythe s’est constitué autour d’une bataille célèbre survenue au Long-Sault de l’Outaouais en 1660 et mettant aux prises, d’un côté les Haudénosaunés (Iroquois), et de l’autre, les Wendats (Hurons), les Anichinabés (Algonquins) et leurs alliés Français. J’ai resitué les différents récits de cette bataille dans le plus vaste bassin de la culture nationale en faisant appel aux notions de mémoire, d’identité groupale et de théâtralisation commémorative.

Un quart de siècle après la parution du premier livre, ce mythe s’efface. La « fête de Dollard », au mois de mai, a été remplacée par la Journée nationale des Patriotes. L’aspiration des Autochtones à la dignité et à la souveraineté s’impose à nos consciences. Une foule d’études ont renouvelé nos connaissances sur les sources autochtones de notre passé. Une relecture s’imposait, mais cette fois-ci, en prenant en compte la parole autochtone. Or, ce que nous savons du déroulement de la bataille nous vient presque uniquement des Wendats rescapés. J’ai donc décentré le regard pour étudier les motifs et les agissements de chaque groupe ainsi que leurs conséquences.

Pouvez-vous résumer les motivations des acteurs de la bataille du Kinodjiwan de mai 1660 ?

Il est nécessaire de la situer dans le contexte de la guerre menée par les Haudénosaunés pour « avaler », comme ils l’ont dit eux-mêmes, les derniers Wendats chrétiens réfugiés à Québec. Ayant eu vent des préparatifs d’une expédition iroquoise pour les capturer, leur chef Annaotaha organise une opération préventive au printemps de 1660. Avec une quarantaine de guerriers, il remonte le Saint-Laurent pour affronter ses ennemis avant qu’ils ne se regroupent et les décourager d’aller plus loin. À Trois-Rivières, il s’adjoint une poignée d’Anichinabés commandés par Métiouémeg. Leur destination se précise : au pied d’un « long saut », des rapides tumultueux sur la rivière des Outaouais, il y a un fortin anichinabé construit l’automne précédent. Or, les Haudénosaunés empruntent cette route en ordre dispersé au retour de leurs chasses d’hiver. En faisant relâche à Ville-Marie, les Autochtones découvrent que dix-sept Français menés par Adam Dollard des Ormeaux avaient eux aussi l’intention de remonter l’Outaouais pour surveiller les lieux. Toute l’autochtonie sait que les commerçants français Radisson et Des Groseilliers reviendront durant l’été des Grands Lacs avec un gros convoi de fourrures. Les embuscades des Haudénosaunés menacent cette expédition. Les objectifs des Wendats, des Anichinabés et des Français sont complémentaires.

C’est donc par un concours de circonstances que tous les acteurs convergent au Kinodjiwan (le nom du Long-Saut en anichinabé). Or, sept cents Haudénosaunés se sont regroupés beaucoup plus tôt que prévu. L’affrontement inégal se conclut par la capture ou la mort des Wendats. Les alliés ne sont pas épargnés. Les vainqueurs rentrent en triomphe chez eux, et puisque le convoi de Radisson passe sans embûche deux mois plus tard, les Français interprètent le repli des Haudénosaunés comme un miracle. Dans leurs premiers rapports, ils jugent que Dollard et ses hommes ont sauvé la Nouvelle-France, laissant dans l’ombre ce que la défaite avait coûté aux derniers Wendats.


 

Une relecture s’imposait, mais cette fois-ci, en prenant en compte la parole autochtone.

Extrait de l’entretien


 

Vous rappelez que l’événement tombe dans l’oubli jusqu’au XIXe siècle, alors que les historiens francophones et anglophones, puis les hommes politiques et les artistes le ramènent à la mémoire et en font un mythe identitaire centré sur le personnage de Dollard. Pouvez-vous en tracer les grandes lignes ?

Dollard ne reste dans la mémoire collective que durant une génération. La bataille où les dix-sept Français ont péri n’est pas un événement si important, car jusqu’à la conquête anglaise, la Nouvelle-France subit une succession d’attaques plus marquantes. Les érudits veulent ranimer la mémoire nationale à partir des années 1830. Il s’agit de souligner que la France a introduit la civilisation européenne à l’encontre des Autochtones et que la colonie a donné une assise à l’empire britannique. Le mythe de Dollard devient un élément de cette réappropriation du passé, non seulement chez les francophones, mais aussi dans la littérature anglo-américaine, car il représente un idéal chevaleresque en vogue à l’époque.

Le héros s’impose progressivement. Aux spectacles du Tricentenaire de la fondation de Québec, en 1908, il réapparaît comme une superstar impériale. En 1910, on décide d’élever à sa mémoire deux monuments commémoratifs, un à Montréal et un autre à Carillon, lieu présumé de la bataille. Entre-temps, tous les artistes de renom de l’époque imaginent et reproduisent l’événement. Dans les années 1920, le culte se déploie dans les organisations de jeunes catholiques, en particulier le jour de la « Fête de Dollard », qui fait concurrence à celle de la Reine. Dollard est devenu un modèle de combativité nationale. Le mouvement culmine durant la période 1930-1950, après quoi l’usure naturelle et la critique historique le font décliner. Dans les années 1960, la modernisation de la société québécoise provoque une désaffection pour ce culte passéiste. Aujourd’hui Dollard des Ormeaux est devenu une figure gênante en regard de la réconciliation entre Autochtones et allochtones.

Depuis quelques années, nous assistons au déboulonnage de plusieurs monuments historiques. La statue de Dollard des Ormeaux du parc La Fontaine, à Montréal, fait elle aussi l’objet d’une remise en question. À votre avis, comment peut-on aborder la question sans nier le passé et quelles propositions peut-on formuler ?

Les monuments symbolisent un pouvoir civil, militaire ou religieux, véhiculent une mémoire, embellissent les places ou les édifices, et font partie du patrimoine culturel. Ils font l’objet d’actes de vandalisme depuis toujours. Il peut s’agir de délinquance sans message précis, mais certains gestes sont plus spectaculaires, par exemple l’explosion d’une bombe au pied de la statue de Dollard à Montréal, en 1966, au nom de la décolonisation des francophones. Le même monument a été barbouillé de peinture en 2016, puis en 2020 par d’autres activistes, cette fois au nom de la décolonisation des Autochtones.

On peut prétendre que déboulonner un monument sert à réécrire une meilleure histoire. Les monuments élevés à Dollard, à Montréal et à Carillon, sont des œuvres financées par le public et s’insèrent bien dans leur cadre physique. Elles expriment évidemment les valeurs d’une époque marquée par la dépossession des Autochtones. Mais l’enquête historique dément l’idée que la bataille du Kinodjiwan se résume au sacrifice des Français contre les Haudénosaunés. Le message initial du monument de Montréal, en 1920, exalte l’esprit de résistance des Français de 1660, mais rappelle aussi que la civilisation française au Canada est toujours menacée au sortir de la Grande Guerre. C’est donc le témoignage d’une mémoire militante. Aujourd’hui, on n’érigerait plus de monument à Dollard, mais en vertu de quel principe raserait-on ceux qui existent? En fait, ils peuvent contribuer à une pédagogie de la décolonisation en ouvrant un nouveau dialogue avec le passé. Il est possible, par exemple, d’ouvrir un espace de création autour des monuments avec des œuvres autochtones, permanentes ou renouvelables, ou encore avec des rituels qui donneraient d’autres versions, qui ouvriraient la perspective d’une histoire commune.