Dany LaferrièreUn certain art de vivre

Des bulles de sagesse à lire et à relire lentement, dans l’ordre et dans le désordre.

Extrait de l’œuvre

J’ai voulu savoir comment les choses s’étaient passées dans cette vie où je n’ai pas cessé de bouger, souvent malgré moi. Toutes ces villes où j’ai vécu (Port-au-Prince, Petit-Goâve, Montréal, New York, Miami, Paris, et j’ose imaginer Tokyo aussi) assez pour les intégrer en moi sans me réduire à une seule. On voudrait tout vous donner afin de vous garder indéfiniment. Enfant, lisant l’Odyssée, j’étais triste de voir Ulysse partir, mais toujours heureux de découvrir avec lui de nouvelles contrées, de nouvelles mythologies, de nouveaux visages. Aujourd’hui, ce ne sont plus les pays, mais les langues qui cherchent à nous ensorceler dans leur folklore en technicolor. Et chacune égrène un chapelet de lamentations sur sa mort imminente. Les langues qui meurent vraiment n’ont plus de mots pour le dire. Je suis passé, à peine étonné, du sud au nord, du rhum au vin, de l’été à l’hiver, jusqu’à me changer en un cerisier en fleur. J’ai franchi clandestinement les frontières de classes, de races ou encore celles qui séparent un pays d’un autre. J’ai accumulé diverses expériences au fil des jours ensoleillés ou pluvieux et des nuits solitaires ou fleuries, mais je n’avais pas encore évalué ce parcours.

L’été dernier, dans cet hôtel de Bornéo, j’ai découvert sous forme de réflexions fulgurantes, de haïkus langoureux, de descriptions hâtives d’un lieu, d’une situation ou d’un état d’esprit ce qui s’était passé dans ma vie durant ce dernier demi-siècle. Lecteur horizontal, j’ai choisi de lire dans ma baignoire ou dans mon lit sans perdre espoir que Hoki frappe à ma porte. Je note que la plupart des gens veulent savoir ce que l’autre cache alors que je me contente de ce qu’il tente de me faire voir. Pour rester dans cette simplicité proche de l’enfance j’ajouterai que je lis une page les yeux ouverts, pour la repasser ensuite dans ma tête les yeux fermés. L’eau chaude de la baignoire me permet de fuguer, en regrettant de ne pas l’avoir fait à d’autres moments, comme la fois où je n’ai pas pris cette petite route de terre ocre qui m’appelait depuis si longtemps, et cela même si j’ignorais où elle m’aurait mené.


 

Je suis passé, à peine étonné, du sud au nord, du rhum au vin, de l’été à l’hiver, jusqu’à me changer en un cerisier en fleur.

Extrait de l’œuvre


 

Comprenant assez tardivement que la vie est une autoroute, je tente vainement d’en sortir en prenant le mauvais chemin au bon moment. J’espère que ces petites notes parfois joyeuses ou tristes, d’autres fois absurdes, feront surgir au bout du compte un autoportrait naïf comme ces dessins d’enfant qui m’émeuvent tant. Pour finalement découvrir, en remontant ce fleuve d’encre, que j’ai passé une grande partie de ma vie à lire et à écrire. Si je me suis réfugié dans cet hôtel d’un pays inconnu, c’est pour tenter de calmer cette douleur provoquée par le départ de Hoki.