Marie-Claire BlaisParcours d’un écrivain

Une rare et précieuse plongée au cœur de la jeunesse d’une de nos plus grandes écrivaines.

Extrait de l’œuvre

En cet été brûlant de 1963, les délinquants noirs saccagent les rues de mon quartier, ces rues, un peu à l’écart du centre de Cambridge, qui pourraient ressembler aux rues de Harlem avec ces trous funèbres aux fenêtres des maisons, ces ruines béantes des façades de magasins derrière d’épais grillages de fer qui ne semblent plus rien protéger; mais en ce temps d’émeutes raciales à travers le pays, l’armée, les policiers sont partout aux aguets, et je verrai souvent ces adolescents à qui l’on passe des menottes aux poignets, que l’on pourchasse pendant les émeutes dans les rues avec les avilissants jets d’eau des boyaux d’arrosage ou que l’on aveugle des nuages d’un gaz explosif; je les verrai aussi partir vers le lieu de leur incarcération, dans ces voitures de policiers où ils cachent leur tête fière dans leur blouson.

Le temps approche où ils reviendront peut-être en guerriers, dans ces mêmes villes, dans ces mêmes rues où l’on entend, avec les Black Panthers, les grondements de la révolution noire violente.

Pendant cet été-là, rue Brooklyn où je vis, victime comme tous ceux qui m’entourent de cet été de mécontentement et de fureur, je lis James Baldwin, Richard Wright, Ralph Ellison, et je prends conscience de la plus honteuse répression de l’histoire. Nul n’est à l’abri dans notre rue de l’énorme colère qui secoue le pays, pas même mon chat blanc qui rôde en liberté toute la nuit et dont je caresse au matin la fourrure poussiéreuse et qui un jour ne reviendra plus, car de jeunes vandales le tueront par jeu sous les planches d’un escalier, près de mon immeuble. De même, ces objets souples et fragiles, les bicyclettes seront tordues, parfois on les trouvera calcinées, accrochées aux poteaux de la rue comme de petits cadavres.

L’étudiant de famille aisée qui consomme sereinement son LSD, après les cours, dans les jardins publics de l’Université Harvard et qui semble poser sous sa langue des morceaux de sucre, sera dévalisé dans sa chambre luxueuse, attaqué dans les rues par les gangs; en douceur, pour l’instant, le LSD, drogue de l’évasion sublime en temps de guerre, se partage parmi les professeurs et les étudiants et on loue la vélocité de ce produit euphorique que l’on appelle encore pharmaceutique. D’inquiétants désordres apparaissent peu à peu parmi les étudiants; il n’est pas rare, alors qu’elle revient du cinéma le soir, ou de la bibliothèque municipale qui ferme tard, qu’un garçon fonce vers une étudiante, pointant agressivement le dard rouge de son sexe nu vers elle, sans même la voir, car le LSD a le pouvoir de les délivrer tous de leurs chaînes, violeurs ou poètes; ils sont soudain capables d’écrire comme le poète Keats, même si on ne peut voir de tous ces poèmes que quelques signes mystérieux sur une feuille blanche, un cercle, un carré, la forme d’une étoile, tels ces signes atrophiés que me montre mon ami Jack, près de la rivière Charles; ils peuvent tuer une famille entière de sang froid comme l’a fait l’assassin dont on a vu la photographie dans le journal du matin, ou composer cette musique de John Cage qu’ils ont entendue dans une salle de concert, car cette musique, c’est un peu eux-mêmes, leur discordance en cette époque, celle de leur jeunesse dont l’harmonie a été brisée. Car ils sont audacieux et le LSD a l’hallucinante couleur de leurs rêves de libération les plus insensés.


 

Nul n’est à l’abri dans notre rue de l’énorme colère qui secoue le pays […].

Extrait de l’œuvre


 

Miss B., Irlandaise catholique pieuse qui m’invite à me joindre à elle pendant qu’elle déjeune à l’un des restaurants distingués de Cambridge (elle est sympathique à mon embarras lorsqu’elle me voit chercher mon passeport au fond de la poche de toile rouge, que je porte moi aussi suspendue à l’épaule, car nous devons sans cesse prouver que nous avons plus de vingt ans pour avoir droit à un apéritif, dans un restaurant, alors que les étudiants, dès qu’ils sont seuls, boivent beaucoup de bières dans leurs parties privées), Miss B., le col de sa robe raide serré à son cou, me dit: « Ces jeunes, ils vont trop loin… Aucun principe ne dirige leurs vies… Cette ville est un cauchemar pour ceux qui vivent comme moi en zone urbaine… Et pourtant, nous sommes de braves citoyens, nous… Et ces Noirs, pourquoi ne restent-ils pas à leur place? Ils ont leurs rues, leurs quartiers, pourquoi doivent-ils envahir les nôtres? Faut-il vraiment que nous partagions tout avec eux? Nos universités? Nos écoles? »

Des lèvres honnêtes de Miss B., cette femme bonne et patriote, coulent ces paroles haineuses qui me la font soudain redouter. Mais elle me dit avec les mots de l’amitié sincère: « Pourquoi hésitez-vous tant à téléphoner à vos amis américains? Vos amis vous aideront, vous verrez, les Américains sont généreux… Comme vous êtes seule, venez donc chez moi, dimanche prochain… Nous déjeunerons ensemble dans le jardin s’il fait beau… » Dans ce jardin ordonné, comme le sont souvent les jardins de la Nouvelle-Angleterre, dans ce jardin où coule une fontaine près d’une imposante statue de la Vierge, je déjeune avec Miss B. qui, tout en cueillant des tulipes qu’elle dispose avec soin au pied de la statue, me parle de sa foi ardente; elle dit que les jeunes ont bien tort d’être ces athées qui vivent sans Dieu, et dans quel état lamentable est la nation à cause de ces jeunes et de leur affranchissement qui supprime toutes les règles du passé; elle est scandalisée, offensée, elle est exaspérée aussi parce qu’il est tard dans sa vie et qu’elle n’espère plus rencontrer un mari, mais les hommes ne sont plus ce qu’ils étaient autrefois… Sa mère l’approuve des hochements de la tête, elle est pensive sous son chignon qui tremble.

« Tout cela est bien affreux, dit-elle, où va donc la religion, et notre pays, que devient-il ce grand pays, il est la proie des vandales? » Je crois que c’est lors d’une discussion sur la liberté sexuelle que Miss B. me dit soudain dans ce même restaurant où elle m’avait si gentiment invitée à déjeuner, quelques semaines plus tôt: « Je n’approuve pas vos idées, je sais que ce sont les idées de votre génération, mais je n’approuve pas votre façon de penser, alors il serait préférable à l’avenir de ne plus se voir. » Mais sur cette terre neuve, la Nouvelle-Angleterre, toute expérience, même cette désolante rencontre de Miss B. et de son intolérance religieuse et raciale, tout devient pour moi la source d’un enseignement quotidien, et dans la chambre de mon sous-sol, sur la table à cartes, les carnets de notes débordent tous les jours.


Livre publié dans la collection « Boréal compact ».