Sarah Polley Cours vers le danger

Le manifeste d’une femme qui a un jour choisi le combat plutôt que le repli.

Extrait de l’œuvre

Par où commencer?

Il y a quelques années, j’ai lancé une recherche sur Twitter. Le gazouillis suivant est apparu :

« Sais pas pourquoi Sarah Polley n’a pas dit que Ghomeshi l’avait agressée #elleaussi. Celle qui s’est tue, c’est elle. Posez-lui la question. »

Cette publication était issue d’un compte qui n’avait aucun abonné. Elle n’avait pas été aimée ni retweetée par qui que ce soit. J’avais l’impression d’être peut-être la seule à l’avoir lue. Pourquoi écrit-on des choses sur soi-même? Pour se libérer d’un sentiment de culpabilité? Se confesser? Redresser un tort? Se faire entendre? Présenter ses excuses? S’expliquer ou y voir plus clair soi-même? Toutes ces questions me travaillent tandis que j’écris ces lignes. J’hésite à rédiger ce texte depuis des années. Quand tu t’es abstenue si longtemps de raconter une tranche de ta vie, c’est difficile de savoir par où commencer. Surtout quand le fait de l’avoir gardée pour toi te tourmente. Et qu’elle te trotte dans la tête au point de te réveiller en pleine nuit pour exiger des comptes: pourquoi ne méritait-elle pas d’être dévoilée? Qui ton silence a-t-il pu blesser? Que révèle-t-il sur ta nature profonde?

Cette histoire commence bel et bien quelque part. Mais j’ignore si elle débute il y a vingt-neuf ans, quand j’avais environ quatorze ans et qu’un homme dans la vingtaine a dégagé une mèche de mon visage. Ou à l’aube de mon adolescence, quand, déboussolée et effrayée, j’ai vécu une expérience que je ne comprenais pas, si bien qu’une partie de mon cerveau l’a refoulée pendant des années. Ou encore à l’âge de trente-trois ans, quand je me comportais en adulte avec presque tout le monde, sauf celui qui m’avait blessée, avec qui j’employais plutôt un ton déférent et obséquieux, même si je n’attendais absolument rien de lui.

Je débuterai par l’année de mes trente-cinq ans, celle où des secrets jusque-là bien gardés ont commencé à filtrer au sujet de Jian Ghomeshi, vedette radio de la CBC. C’est là où mes souvenirs ont refait surface.


 

Pourquoi écrit-on des choses sur soi-même? Pour se libérer d’un sentiment de culpabilité? Se confesser? Redresser un tort? Se faire entendre?

Extrait de l’œuvre


 

Le signe

En octobre 2014, trois ans avant la sortie des allégations visant Harvey Weinstein et avant que le mouvement #MoiAussi devienne un phénomène mondial, un article sur Jian Ghomeshi est paru dans le Toronto Star, signé Jesse Brown et Kevin Donovan. Trois femmes y affirmaient avoir été frappées, battues, mordues et étranglées par Ghomeshi. Sous le couvert de l’anonymat, une quatrième, qui avait collaboré à son émission, déclarait aussi avoir été harcelée et agressée par lui. (On a appris plus tard qu’il s’agissait de Kathryn Borel.) Le populaire animateur de la société d’État, qui se targuait d’être un homme sensible doublé d’un féministe, venait de perdre son emploi. Au cours des jours qui ont suivi la publication de cet article, d’autres femmes ont raconté des histoires similaires, dont Lucy DeCoutere, actrice et capitaine dans l’Aviation royale canadienne, la première à parler à visage découvert. Au cours d’une entrevue à l’émission The Current, elle a encouragé d’autres victimes à témoigner de leur expérience, si possible ouvertement.

Avant la fin du mois, le Toronto Star rapportait que huit femmes accusaient Ghomeshi de harcèlement et d’agression sexuelle.


Traduit de l’anglais (Canada) par Madeleine Stratford.