Suzanne JacobGalatée

Un grand roman western à la sauce Gala.

Extrait de l’œuvre

Vers quatre heures, je me suis décidée à rentrer chez Sarah qui m’héberge pour la durée de mon séjour à Montréal. J’ai descendu l’avenue du Parc, j’ai suivi la rue Mont-Royal jusqu’à Saint-Laurent. Je me suis arrêtée chez Waldman. J’ai acheté des grosses crevettes et quatre tranches de saumon fumé. Je suis toujours mystifiée lorsque je regarde les Vietnamiens tâter les crevettes fraîches de chez Waldman. C’est évident qu’il y a une différence capitale entre les crevettes qu’ils rejettent sur la glace concassée et celles qu’ils vont emporter. Je me dis que je n’ai toujours acheté que les crevettes laissées par les Vietnamiens. Mes crevettes ont toujours été délicieuses.

J’ai descendu la rue Saint-Denis jusqu’à Ontario. J’ai pris le 125, vers l’est. Je n’inviterais pas Babey à faire une balade avec moi dans le 125. Elle ne supporterait pas les pantalons à carreaux jaune canari ni les chaussures vert pomme, ni l’odeur sucrée d’Evening in Paris amalgamée à celle des frites et des hot dogs. De plus, c’est un autobus qui peut être bondé de stars à certaines heures. Ce sont soit des danseuses topless, soit des vendeuses de produits de beauté. Elles sont sensibles à la critique. Il suffit d’un regard qui pèse une seconde de trop sur elles pour qu’elles prennent feu. Elles pourraient apostropher Babey. Elles pourraient lui dire qu’elles ne sont pas à vendre.

— Hey, toi! j’t’ai d’mandé l’heure?

Babey aurait l’air d’une frigide qui craint d’être mordue par un gonocoque et qui reste debout, les jambes serrées, dans les endroits publics. Elle aurait l’air de quelqu’un qui vérifie auprès du directeur si le règlement de chlore a été appliqué avant de se plonger le gros orteil dans une piscine. J’aurais honte d’elle. En réalité, mon seuil de tolérance à ce qu’on appelle la misère en général n’est pas beaucoup plus élevé que celui de Babey. Je le cache mieux. C’est quand Baldwin s’est fait prendre dans une affaire de morpions que le côté déficient de ma faculté d’adaptation à tous les écosystèmes s’est révélé. Les morpions avaient traversé les barrières de classe. J’en ai eu les poils dressés sur le corps pendant un mois. Je courais dans les rues pour fuir ce qui s’était logé chez moi dans la même panique absurde avec laquelle je tente parfois de fuir les personnes qui m’habitent ou me parasitent pour le restant de mes jours.

— Qu’est-ce que tu ferais en Afrique, alors?! avait hurlé Baldwin.

Il essayait de me calmer par la méthode comparative. Il n’avait jamais mis les pieds en Afrique ni au Guatemala.

— Quoi, l’Afrique?

— Tu ne vas pas me regarder à la loupe à chaque fois que tu vas m’approcher comme si j’étais contaminé à vie, non?


 

En réalité, mon seuil de tolérance à ce qu’on appelle la misère en général n’est pas beaucoup plus élevé que celui de Babey. Je le cache mieux.

Extrait de l’œuvre


 

Le mois des morpions, j’en ai voulu à Augustine de ne pas m’avoir appris tout ce qu’une bourgeoise destinée à s’égarer dans les marges devrait savoir, c’est-à-dire tout sur les morpions, sur la salmonellose, sur l’alcoolisme de la femme du notaire et sur la sodomie. Je suis convaincue qu’Augustine connaissait tout cela. Elle s’est abstenue de m’en faire part parce qu’elle s’est laissé émouvoir par l’âme d’enfant qu’elle croyait que j’étais, si bien qu’elle ne m’a jamais communiqué rien d’utile sur les aviateurs qui croisent leur rose dans le désert.

Il était six heures quand je suis arrivée chez Sarah. Au lieu de marcher sur la pointe des pieds comme d’habitude, je me suis précipitée dans la salle de bains, j’ai fait couler l’eau abondamment, bain et douche, pour me défaire de toutes les vibrations étrangères au calme de l’appartement.

— Bonjour Gala, a dit Sarah à travers la porte de la salle de bains. Ça va? Babey a téléphoné trois fois aujourd’hui. Tu dois absolument la rappeler. Il y a un Daniel qui a laissé un numéro où tu pouvais le rejoindre jusqu’à cinq heures. Il est trop tard. Une autre femme a téléphoné. Elle n’a voulu laisser ni son nom ni son numéro. J’ai cru reconnaître la voix de Sylvie Nord. Elle m’a dit de te demander si tu avais réussi à ouvrir ton cube, que tu dois l’ouvrir. Elle a dit que tu allais comprendre.

Je comprenais surtout qu’Angèle s’était empressée d’aller raconter à tout le monde que j’étais à Montréal.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de cube?

— Je t’expliquerai. Je prends mon bain d’abord, et je t’invite à manger à ta table! Au menu, crevettes fraîches et saumon fumé!

— Des crevettes! Du saumon fumé!… Gala, tu es folle!


Livre publié dans la collection « Boréal compact ».