Gilles ArchambaultVivre à feu doux

Un écrivain au sommet de son art qui continue d’explorer, de sa voix unique, la grande vieillesse.

Notre entretien
avec l’auteur

Votre livre est structuré autour d’une citation de Henri Calet que vous donnez en exergue : « Immensément triste comme d’autres sont immensément riches. Je ne me suis pas habitué à moi. Vivre à feu doux, couvercle fermé. » Avez-vous l’impression que l’écriture est née d’un écart avec vous-même? S’agit-il de combler cet écart ou de le creuser davantage?

La citation de Calet provient de Peau d’ours, livre composé de notes qu’il prenait pendant les derniers mois de sa vie et qu’on a recueillies à sa mort. Si j’ai choisi d’en faire l’armature de mon livre, c’est par pure admiration. Calet est mort à cinquante-deux ans. Je n’en finis pas de vivre. Il a connu la pauvreté, pas moi. Il a vagabondé, j’ai eu une vie plutôt bourgeoise. Son écriture m’est souvent plus que proche. Quand il ne cède pas à un trop évident misérabilisme, il me touche, me fait sourire. J’aime sa façon d’accueillir la vie, sa façon de la décrire. J’écris un peu comme je consulterais un album de vieilles photos avec l’espoir que je puisse les animer. Je n’ignore à aucun moment que ma tentative est illusoire. Ce n’est pas une raison, toutefois, de me priver de cette dérive qui m’éloigne d’un présent sans intérêt.

Il ne s’agit donc pas de tenter de me « connaître ». J’y ai renoncé depuis longtemps. Je croirais plutôt qu’un être qui me ressemble tout de même un peu lance des sondes un peu à l’aveugle. Le seul espoir que j’aurais serait celui qu’un lecteur inconnu trouve dans une phrase ou deux que je lui aurais proposées matière à rêver l’espace d’un instant. Il ne me faudra pas oublier que mon rôle en l’affaire est étrange. Je ne suis maître de rien. Tout juste puis-je veiller à être économe d’épithètes et d’adverbes. Une tentative – sûrement maladroite – de me transformer en créateur d’illusions. L’écart entre le moi écrivant et l’autre ne sera jamais assez grand, à mon sens.

Dans votre précédent livre, La Candeur du patriarche, vous avez rendu hommage à deux amis disparus, François Ricard et Jacques Brault. Cette saison, vous avez écrit la préface du nouveau livre de Stanley Péan, Noir satin. Dans les nouvelles de Vivre à feu doux, l’amitié joue également un rôle fondamental. Un des narrateurs écrit d’ailleurs : « J’ai toujours cru qu’il fallait être disponible pour les amis. J’entends par là une simple façon de répondre présent. » Est-ce une déclaration que vous faites vôtre?

Peu de mots sont aussi galvaudés que celui d’amitié. Je ne suis pas sûr de bien savoir en quoi elle consiste. À vingt ans, j’en ressentais à fond la nécessité. J’avais besoin qu’on m’écoute. La plupart du temps, je trouvais ce soutien chez des gens plus âgés que moi. Je ressentais mes manques, j’étais même porté à les exagérer. Quand, vers ma seizième année, je me suis mis à tenir les livres pour importants, je n’ai pas tardé à être effaré devant mon inculture. Sans aucun doute, il me fallait m’atteler à la tâche. Dès lors, littérature et amitié sont allées de pair chez moi. Je me suis mis à professer qu’un ami a le droit de vous téléphoner en pleine nuit s’il souhaite avoir votre sentiment sur une page de Stendhal ou de Nerval. Je feignais d’ignorer que l’ami n’en ferait rien, une illusion de plus. J’y pensais une nuit de janvier 2023 où je découvrais l’univers concentrationnaire de Varlam Charlamov. À qui avais-je le droit de téléphoner?

À l’âge qui est le mien, je dois bien avouer que je ne demande plus aux autres qu’une présence. Dans mon esprit, l’amitié réelle suppose un échange de vues, une communion d’idées, de sentiments. Or, le vieil âge qui est mon lot est avant tout abandon. On n’a plus rien à échanger. Le mot de naufrage du Général ne s’applique pas à un destin aussi modeste que le mien. Me resterait peut-être une faculté d’écoute qui ne vous vient que lorsque l’action vous est interdite.


 

D’une bonne centaine d’évocations diverses, souvenirs de lectures, moments d’émotion, paroles entendues, je tirais de petites proses. La plupart du temps, l’écriture me vient rapidement.

Extrait de l’entretien


 

Vos personnages, notamment vos personnages d’écrivains, ont un regard assez dur sur leur vie passée et refusent de s’illusionner sur ce qu’ils ont accompli. Alors que vous venez de fêter vos soixante ans de carrière littéraire – Une suprême discrétion a été publié en 1963 –, comment jugez-vous l’écrivain débutant qu’était alors Gilles Archambault?

Il m’arrive de penser au contentement que j’ai ressenti en 1963 quand j’ai appris que mon premier livre serait publié. J’avais trente ans alors. Rien d’un Rimbaud ou d’une Marie-Claire Blais. Mon roman était de facture classique. Médiocre début dans un Canada français qui se muait lentement en Québec. Il n’empêche que lorsque je me revois soixante ans plus tard, j’éprouve une certaine tendresse pour ce trentenaire.

Rien de plus. Je ne suis pas de ces auteurs qui trouvent du plaisir à feuilleter leurs livres. Les quelques fois où, à l’occasion d’une réédition ou d’une traduction, j’ai dû les relire, j’ai ressenti un ennui abyssal. Du temps perdu pour moi. À partir de Stupeurs à peu près, j’ai cessé de me voir en romancier. La création de personnages, le recours aux dialogues n’étaient vraiment pas mon affaire. Je lisais Canetti, Cioran, Perros, mais aussi Calet, Carver, Vialatte. Je me transformais petit à petit en miniaturiste. Je faisais mien l’adage de Valéry : entre deux mots, je choisissais le moindre. Une ligne de conduite qui n’était pas la mienne à mes débuts. Je faisais des gammes du mieux que je pouvais, je cherchais ma petite musique en quelque sorte.

Les nouvelles que vous proposez sont d’une brièveté assumée et assurée. Comment vous vient l’écriture d’une nouvelle? Écrivez-vous le texte d’un jet ou l’étoffez-vous par petites touches espacées dans le temps?

Comment me vient l’idée d’une nouvelle? J’aimerais bien le savoir. Je me risquerais à avancer une tentative d’explication. Mon ami Jacques Brault dessinait et écrivait tous les jours dans ses cahiers. Je n’ai jamais tenu de journal. Je détruis mes notes au fur et à mesure. J’aurai rêvé ma vie, ne mettant presque jamais sur papier les thèmes qui me venaient. Après quelques mois, je me rendais compte qu’il était temps que j’aligne sur deux ou trois feuilles des situations qui me serviraient de bougies d’allumage. D’une bonne centaine d’évocations diverses, souvenirs de lectures, moments d’émotion, paroles entendues, je tirais de petites proses. La plupart du temps, l’écriture me vient rapidement. Je n’ai rien d’un bûcheur à la Gustave Faubert. Je crains toujours d’ennuyer et de m’ennuyer. Je biffe plutôt que d’ajouter. Je crois aussi qu’il faut faire confiance au lecteur. Pas n’importe lequel, évidemment. Celui qui serait de ma race en quelque sorte. On connaît la phase de Stendhal : « Je n’écris que pour cent lecteurs, et de ces êtres malheureux, aimables, charmants, point hypocrites, point moraux à qui je voudrais plaire. » Je me contenterais volontiers de beaucoup moins. Mes lecteurs, je ne tiens pas à les connaître. Je préfère les deviner. Pour moi, écrire est une loterie dont il est rapidement évident qu’on y perdra sa mise. Le son des dés que l’on entrechoque avant de les lancer sur le tapis du croupier est toutefois grisant à ce qu’il paraît.

 

Vous êtes un peu comme un musicien qui annonce sa retraite à de multiples reprises avant de repartir en tournée. On sent qu’il est impossible pour vous de poser la plume. Est-ce juste? Quelle place occupe aujourd’hui l’écriture dans votre vie?

Quelle place l’écriture occupe-t-elle dans ma vie? Normal qu’on me pose la question. Je m’obstine à publier à un âge où on se console mal de ne plus jouer au golf ou de plaire aux dames. On en déduit peut-être que je suis un forcené de l’écriture. Rien ne serait plus faux. Je suis un flemmard de première. Depuis bientôt quatorze ans, je vis seul. Mes journées sont de ce fait d’une navrante vacuité. Personne à qui me plaindre de l’actualité. Vous pourriez lire, me dit-on. Je laisse dire, n’étant plus qu’un liseur distrait. Plus question de reprendre Guerre et Paix ou d’en terminer avec Ulysse. Une page ou deux de Diderot ou de Jules Renard me suffisent la plupart du temps. J’aurais plutôt le chic pour les longues périodes d’inaction pendant lesquelles je rêvasse en pure perte. Je n’ai pas la sottise de croire que je bâtis une « œuvre ». Je ne crois pas un seul instant que le Québec vivra plus mal si je fais une sieste en milieu d’après-midi. J’écris, je publie parce que je ne sais rien faire d’autre.