Michael DelisleVeuve Chose

Rencontrez l’empoisonneuse que ses bonbons à la strychnine ont rendue célèbre.

Notre entretien
avec l’auteur

À première vue, ce texte marque une rupture de ton dans votre œuvre. Il est tentant de voir dans ce récit dystopique, avec ses drones, son capitalisme de surveillance et son État totalitaire, un regard critique posé sur le monde contemporain. Était-ce là une de vos motivations en écrivant Veuve Chose?

En effet, le conte est à peu près le seul genre littéraire que je n’avais pas encore pratiqué. Ma motivation première était de faire un roman d’apprentissage en mettant au centre un être condamné à la marginalité. Les aspects politique, social ou moral sont venus se greffer de façon naturelle. Mon plan, très mince, se limitait à la courbe de l’intrigue. C’est en cours de rédaction que me sont apparues ces interprétations : les drones de surveillance qui font écho aux médias sociaux qui nous épient ou aux satellites qui polluent le ciel, l’usage des bonbons qui rappelle la banalisation des médicaments. On me dit qu’il y a des airs de Trump dans la figure de Folch. Ah bon… c’est fort possible. Le rétablissement de la peine de mort est en effet dans son programme. Mais on ne peut pas tout contrôler en fiction. Une grande part des trouvailles se fait dans l’écriture.

Jean-Marc vit «en foyer» au début du roman. Il devient, par un coup du destin impossible à résumer ici, le gardien de deux criminels notoires, Veuve Chose et de Jos Le Pied. Faut-il voir dans ces deux personnages des parents de substitution?

Oui, mais Jean-Marc ne le voit pas tout de suite. Les criminels, plus allumés, voient bien avant lui que c’est son talon d’Achille. Ça va dans les deux sens, puisque Veuve Chose est aussi, de son côté, mère d’orphelins. Cela dit, quitter ses parents est crucial dans une existence. La réalisation de soi doit passer par cet exil: il faut s’expulser du paradis terrestre de la maison familiale pour arriver à faire de quoi de sa vie. C’est l’apprentissage qui attend Jean-Marc: se départir de la présence parentale. Tout le roman concourt vers la réalisation de ce deuil.

Dans ce monde en apparence totalement voué à la poursuite de la productivité, il subsiste néanmoins deux domaines qui semblent y échapper. D’abord la littérature, à travers la figure de Harnois, le «poète officiel» du régime; puis la religion, qui s’exprime dans la prière que tous les citoyens récitent avant de se mettre au lit: «Je ne suis pas seul. L’univers est avec moi.» La littérature, la religion, sont-elles pour vos personnages des échappées vers la transcendance ou participent-elles à leur asservissement?

Un asservissement, clairement. Il faut préciser que c’est une religion sans objet de dévotion nommé. L’Univers, c’est tellement vaste que ça peut ne vouloir rien dire. C’est un asservissement, oui, une astuce que l’État a trouvée afin de garder la population dans l’espérance ou dans une sorte de passivité. Cette prière d’ailleurs, comme les formulaires de bureaucratie, est exécutée avec mollesse, sans réelle conviction, par la plupart des personnages. Le classique de littérature auquel on fait allusion est approuvé par l’État. On imagine qu’il y a dans cette œuvre une proposition qui fait l’affaire du pouvoir en place.


 

La réalisation de soi doit passer par cet exil: il faut s’expulser du paradis terrestre de la maison familiale pour arriver à faire de quoi de sa vie.


 

Vos emprunts formels au genre du conte vous permettent d’exploiter ici les registres de l’humour, de la satire et du grotesque davantage que dans vos œuvres précédentes. Au cours de l’écriture, avez-vous vécu cela comme une libération ou comme une contrainte supplémentaire?

Je me suis demandé récemment si le fait d’avoir passé tant d’années à enseigner Candide de Voltaire n’a pas conditionné, de façon inconsciente, le ton du livre ou du moins le point de vue. Il y a des traces du héros voltairien dans la candeur de Jean-Marc.

La liberté que j’ai ressentie en écrivant ce livre, dois-je l’avouer, venait du fait que je ne pensais pas le publier. Je l’ai écrit comme on ferme un dossier qui traîne depuis des années, sans penser plus loin, en prenant beaucoup de plaisir à imaginer des noms. Je n’ai senti personne me regarder faire au-dessus de mon épaule quand je me penchais sur cet univers. Il y a là, pour moi, une grande leçon.