Extrait de l’œuvre
MacNeice repéra deux policiers masqués de part et d’autre du ravin, chaque tandem planté aussi loin du corps que possible sans contrevenir aux ordres de Swetsky de sécuriser le périmètre. Il avait l’impression que si un X reliait les quatre hommes, le cadavre se retrouverait au centre.
L’ancienne paroi rocheuse, qui n’avait plus rien de sublime, se profilait au-dessus des hommes, réduits à l’insignifiance. Tout en haut, depuis la plateforme d’observation, on pouvait voir la ville qui s’étendait au loin comme une table de pique-nique. Au-delà, il y avait Burlington et, à droite, le bleu en apparence infini du lac Ontario. MacNeice avait l’impression de pénétrer dans le domaine d’un roi des montagnes vengeur. Sous ses pieds, le sol meuble et sec devint progressivement plus solide, du roc gris, glissant et humide. L’eau qui s’écoulait des chutes inférieures s’était creusé un chemin parmi les dalles de pierre, créant des rigoles qui coulaient dans tous les sens. Et après quatre cent cinquante millions d’années d’érosion et d’effritement, cette roche de grès charriait une boue qui avait toute l’apparence du plomb liquide.
Les arbres, si jamais il y en avait eu ici, avaient depuis longtemps été réduits en poussière. Malgré un toponyme festif, MacNeice ne trouvait rien de réjouissant au lieu-dit du Devil’s Punchbowl, et encore moins dans les cascades inférieures. Cet endroit était diamétralement opposé au monde doux et feutré en contrebas, tapissé d’aiguilles de sapin et de feuilles mortes. Même les coyotes n’osaient s’y aventurer. Ils savaient que rien de bon ne les y attendait. MacNeice les imaginait défilant dans le silence protecteur du tapis forestier en jetant des regards furtifs vers le haut.
— Par ici, Mac.
Swetsky désigna un énorme bloc de grès en travers du cours d’eau.
— On l’a surnommé le Degré Zéro et le Westfalia, mais mon préféré, c’est celui qu’a trouvé l’Irlandais là-haut…
Il fit un signe de tête en direction du policier juché sur le promontoire rocheux à sa droite.
— … c’est l’Autel de la cathédrale.
Pas mal. Même si les cascades inférieures étaient encore quinze ou vingt mètres plus loin, le cadre avait quelque chose d’indéniablement sacré. Le bloc, qui constituait une île à lui seul, reposait sur une strate de roche sèche, autour de laquelle l’eau bouillonnait et crachait en se frayant un chemin vers le bas. Au début, MacNeice ne voyait pas ce que Swetsky désignait, mais en grimpant plus haut, il vit une paire de jambes allongées. Elles étaient détendues, comme si leur propriétaire s’était assoupi dans l’herbe après un pique-nique d’été. Alors que MacNeice poursuivait son ascension, on aurait dit que le bloc et le corps pivotaient dans sa direction. Il pouvait distinguer une chemise de nuit en coton, puis des épaules… et enfin une tête.
— Qu’est-ce qu’il a sur la tête? demanda MacNeice, plus fort qu’il ne l’aurait voulu.
Les rires des policiers se répercutèrent en écho dans la gorge.
— Ouais, j’pense pas que c’est le genre d’accessoire que ce gars-là avait dans son garde-robe. En tout cas, c’est le bon moment pour faire glisser ce machin sur ton nez, dit Swetsky en pointant le masque de MacNeice.
— Ajustez-le bien, monsieur l’inspecteur-chef, lança un policier de l’autre côté du ravin.
Comme de raison, quelques mètres plus loin, MacNeice entra en contact avec une odeur si pénétrante qu’on aurait pu lui attribuer une couleur – le jaune – et elle s’intensifiait à chaque pas. Au début, elle évoquait une certaine douceur, mais un pas plus loin, elle tournait rapidement à l’aigre. La puanteur ne s’accrochait pas seulement au sol, mais empoisonnait l’air, portée par la moindre brise. Elle avait aussi un goût, mais sa description avait toujours échappé à Mac. Une fois dans la bouche, on ne l’oubliait jamais toutefois.
— La boue est épaisse sur les bords, même si elle semble solide en surface. Suis mes pas. Swetsky fit un petit saut au-dessus d’une rigole qui serpentait parmi les strates de grès.
— J’vas rester un peu en retrait. J’ai hâte de savoir c’que t’en penses.
MacNeice avait les yeux baissés et avançait prudemment en passant d’une pierre à l’autre. Il y avait plusieurs empreintes de bottes dans la boue. Lorsqu’il était à une dizaine de mètres, il trouva son équilibre sur un des plus gros blocs et leva les yeux vers le cadavre. Une tête d’âne grise recouvrait la tête et les épaules de la victime jusqu’à quelques centimètres au-dessus de deux trous de projectiles sombres dans la poitrine. La tête de l’animal ressemblait à du papier mâché, tandis que les oreilles énormes et comiques étaient faites de velours gris et blanc. Sans les trous dans la poitrine et l’épanchement de sang, ç’aurait été un costume plutôt amusant. Rien de tout cela ne fit sourire MacNeice.
Livre paru dans la collection « Boréal Noir ».
Traduit de l’anglais (Canada) par Éric Fontaine.